Le monde selon Georges W. Bush était binaire (axe du Bien contre axe du Mal), simpliste, basé sur une idéologie, des manipulations et des approximations. Le monde selon Houria Bouteldja traduit une égale vision simpliste, mais inversée, comme un négatif photographique. C'est ce qui ressort de la lecture de son dernier opuscule, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 148 pages, 9 €). Derrière le sous-titre racoleur " Vers une politique de l'amour révolutionnaire " se révèle le texte venimeux, vindicatif et communautariste à l'extrême que le titre laissait deviner. Il est vrai qu'en ces temps de tension, plutôt que d'œuvrer au rassemblement, attiser les haines reste l'un des moyens les plus efficaces de faire parler de soi. Pour l'auteure, il y a " nous " et il y a " les autres ", pour ne pas dire " l'ennemi ". A chaque page, il est donc question de " Blancs " et de " Juifs " (les autres), d'" Indigènes " (nous), mais l'essayiste, experte en sémantique perverse, avertit immédiatement le lecteur mal-pensant : " Enfin, les catégories que j'utilise : "Blancs", Juifs", "Femmes indigènes" et "indigènes" sont sociales et politiques. Elles sont des produits de l'histoire moderne au même titre qu'"ouvriers" ou "femmes". Elles n'informent aucunement sur la subjectivité ou un quelconque déterminisme biologique des individus mais sur leur condition et leur statut. " Malheureusement, il suffit de lire tout ce qui suit ces lignes pour comprendre qu'il ne s'agit là que d'un artifice, peut-être destiné à échapper aux rigueurs de la loi réprimant l'incitation à la haine raciale. Car l'ensemble de sa construction repose sur une ethnicisation des rapports humains, voire sur le racialisme le plus éculé, fondés sur des marqueurs identitaires plus ou moins douteux.
Dans cet essai, son " axe du Bien " n'inclut que les " Indigènes " - mais non sans d'étranges lacunes ! - à savoir les Arabes (s'ils sont musulmans car elle reste muette sur les autres), les Musulmans (sauf les Asiatiques dont il n'est jamais question alors qu'ils représentent plus de 60% d'entre eux), les Noirs, les ressortissants des anciens territoires colonisés (sauf les Asiatiques bien entendu). Ces " indigènes " sont parés de toutes les vertus : " Pourtant la parole des opprimés est d'or. [...] La parole des colonisés est dense. Elle est puissante. Elle ne ment pas. " ; comme dans le mythe rousseauiste (et in fine raciste) du bon sauvage, ils ignorent le mal, le racisme. Il suffit pourtant de voyager sur n'importe quel continent pour constater et déplorer que ce sentiment reste, avec l'amour, le plus partagé de l'humanité. Nul n'y échappe, fut-il " indigène ".
A l'opposé, son " axe du Mal " inclut tous les " Blancs " dont elle brosse un portrait systématiquement négatif et outré. Florilège : " Je déteste la bonne conscience blanche. Je la maudis. ", " Je n'ai jamais pu dire "nous" en vous incluant. Vous ne le méritez pas. [...] Et pourtant, je ne me résous pas vraiment à vous exclure. L'exclusion est votre prérogative. ", " Attaqués de toutes parts, suscitant des haines aux quatre coins de la planète [sic], acculés à justifier vos conquêtes, affaiblis par les résistances multiformes et surtout par les luttes d'indépendance, confrontés à votre laideur intrinsèque [...] ", " ce sont les effets du patriarcat blanc et raciste qui exacerbe les rapports de genre en milieu indigène ", " la haine raciale, n'est-ce pas un sentiment blanc ? ", " Qu'est-ce qui pourrait vous faire renoncer à la défense de vos intérêts de race [...] ? ", etc.
Même Sartre, en dépit de son engagement anticolonialiste, est épinglé parce qu'il n'avait pas écrit : " Abattre un Israélien, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. " Seul Jean Genet échappe à sa vindicte, dont elle proclame : " Il y a comme une esthétique dans cette indifférence à Hitler. Elle est vision. Fallait-il être poète pour atteindre cette grâce ? ". Le ton est donné. Si un essayiste occidental avait écrit ce livre, substituant au mot " blanc " n'importe quel terme désignant une couleur de peau, un groupe ethnique ou une nationalité, il ferait depuis longtemps l'objet de vives et légitimes critiques de ses pairs.
Pour Houria Bouteldja, tout " Blanc ", dans une homogénéité qui ne correspond en rien à la réalité, est nécessairement responsable de tous les malheurs du monde en général, de celui des " indigènes " en particulier, et cette responsabilité se doit collective et héréditaire. L'auteure transpose à son profit le concept délirant du " péché originel " transmis à la naissance développé par Augustin d'Hippone. Du nourrisson au vieillard, chaque " Blanc " doit porter sur ses épaules le fardeau des fautes de ses aïeux directs ou lointains, voire très lointains puisque pour elle, l'Histoire commence en 1492.
La date n'a rien d'anodin. Elle fixe dans le temps une triple actualité : la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, l'expulsion des Juifs d'Espagne et la reconquête par Ferdinand II de la ville de Grenade, dernier bastion musulman de la péninsule ibérique. Elle permet aussi à l'auteure de réécrire l'histoire. En ignorant volontairement les siècles précédents, elle ne met l'accent que sur les traites négrières européennes et la colonisation qui suivit plus tardivement. Agissant ainsi, elle occulte les traites orientales tout aussi condamnables pratiquées par le monde musulman (qui précède de près d'un millénaire la traite transatlantique) et dont les victimes se recrutaient aussi bien en Afrique subsaharienne qu'en Europe occidentale et orientale. On se reportera à l'excellent ouvrage de Malek Chebel, L'Esclavage en terre d'Islam (Fayard, 496 pages, 26 €) et à celui, très documenté, de l'anthropologue Tidiane N'Diaye, (Le Génocide voilé, Gallimard, 272 pages, 21,90), pour prendre la mesure d'un phénomène qui se prolonge sous d'autres formes jusqu'à aujourd'hui et réduit à néant l'Axe du Bien " indigène " fantasmé par l'essayiste. M. N'Diaye n'hésite en effet pas à écrire : " Le douloureux chapitre de la déportation des Africains en terre d'Islam est comparable à un génocide. Cette déportation ne s'est pas seulement limitée à la privation de liberté et au travail forcé. Elle fut aussi - et dans une large mesure- une véritable entreprise programmée de ce que l'on pourrait qualifier d'"extinction ethnique par castration" ".
S'agissant des Juifs, Houria Bouteldja sait qu'elle avance sur le terrain miné de l'antisémitisme. Elle oscille donc entre attaques répétées contre le sionnisme (" Quant à nous, l'antisionisme est notre terre d'asile. Sous son haut patronage, nous résistons à l'intégration par l'antisémitisme tout en poursuivant le combat pour la libération des damnés de la terre ") et tentatives grossières de séduction qui frisent le racolage : " Mais nous avons en commun de ne pas constituer les corps légitimes de la nation. Il y a un combat commun qui pourrait être la décomposition du pacte racial et républicain qui fonde la nation française au bénéfice des Blancs européens et chrétiens et qui à l'intérieur du monde juif privilégie les juifs européens au détriment des Juifs orientaux. "
Dans un discours sans surprise victimaire - " Avant tout, je suis une victime " -, ponctué d'un lyrisme artificiel et reposant sur un magma idéologique fort peu limpide, l'auteure exprime à longueur de pages sa détestation de la "blanchité" (sic), de la modernité, de la démocratie, de la Gauche, de Descartes. Sous sa plume, le mâle " indigène " " défendra ses intérêts d'homme. "Nous ne sommes pas des pédés !" " - expression significative. Elle cite encore en exemple une victime noire d'un viol qui n'avait pas porté plainte " parce [qu'elle ne pouvait] pas supporter de voir un autre homme noir en prison. " Le féminisme, forcément " occidentalo-centré " et " phénomène européen exporté ", fait l'objet de vives attaques et l'on découvre, médusé, que derrière l'oppression des femmes " indigènes " au sein de leur communauté, se cache, bien entendu, la responsabilité de l'Occident : " Oui, nous subissons de plein fouet l'humiliation qui leur [les hommes " indigènes "] est faite. La castration virile, conséquence du racisme, est une humiliation que les hommes nous font payer le prix fort. En d'autres termes, plus la pensée hégémonique dira que nos hommes sont barbares, plus ils seront frustrés, plus ils nous opprimeront. Ce sont les effets du patriarcat blanc et raciste qui exacerbent les rapports de genre en milieu indigène. " Pourtant, cette " castration virile " ne sera que de courte durée, l'auteure glorifiant deux pages plus loin la " virilité testostéronée (sic) du mâle indigène "...
Houria Bouteldja, dans un chapitre conclusif intitulé " Allahou akbar ! " s'attaque enfin, on s'y attendait un peu, à la laïcité qui " finit par se confondre avec l'impiété collective ". Elle se penche sur le " Français blanc " qui s'interroge sur " cet humain [une femme, en l'occurrence, dans cet extrait, qui] dérobe corps et chevelure aux regards concupiscents " (épithète hautement moralisatrice aux relents religieux), avant de proclamer haut et fort " la fragilité du moderne et la solidité de l'archaïque ". Elle propose même à cet égard un programme qui ne déplairait pas aux islamistes politiques les plus extrémistes : " remettre les hommes, tous les hommes, à leur place, sans hiérarchie aucune. Une seule entité [étant] autorisée à dominer : Dieu. " C'est ce qu'elle appelle fort sérieusement " réenchanter le monde "...
Finalement, les seules lignes de l'essai qui ne relèvent pas de l'idéologie concernent la conception de l'individu membre d'une culture collective (au sens du psychologue néerlandais Geert Hofstede) - un profil culturel auquel appartiennent, notamment, tous les pays arabo-musulmans et qui influence la vie de leurs ressortissants, même s'ils sont conduits à vivre hors de leurs pays d'origine. Le " Je " y est absent au profit du " Nous ", l'individu n'existe qu'à travers son appartenance au groupe, le respect des règles que ce dernier édicte, y compris religieuses, toute déviance entrainant sanctions, du rappel à l'ordre à l'ostracisme qui équivaut à une mort sociale : " Mon corps ne m'appartient pas. Aucun magistère moral ne me fera endosser un mot d'ordre conçu par et pour des féministes blanches. [...] J'appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l'Algérie, à l'islam. " Cette dimension collective, que les Occidentaux de culture individualiste peinent à comprendre, explique la pression sociale qui s'exerce sur chaque individu et en particulier la dissémination des croyances et pratiques religieuses les plus radicales dès lors qu'un groupuscule, très actif bien que minoritaire, en assure la promotion face à une majorité silencieuse.
" Je suis dans la strate la plus basse des profiteurs, écrit Houria Bouteldja. Au-dessus de moi, il y a les profiteurs blancs. Le peuple blanc, propriétaire de la France : prolétaires, fonctionnaires, classes moyennes. Mes oppresseurs. " Venant d'une auteure qui voue l'Etat aux gémonies et qui fut longtemps employée de l'Institut du Monde Arabe (l'est-elle encore ? cela n'a guère d'importance), institution au statut juridique hybride, mais largement financée par cet Etat, le terme " profiteur " prend ici toute sa saveur. Romain Gary, qui fut à la pointe de l'antiracisme - il publia Chien blanc alors qu'elle n'était pas encore née - avait une formule pour désigner les rebelles de salon qui tiraient parti d'un système qu'ils dénonçaient : " Ça fait caniche qui pisse sur le sofa. "
De cet " amour révolutionnaire " promis, que reste-t-il ? L'auteure l'avoue, elle a emprunté cette formule à " Chela Sandobal " en ignorant le contenu qu'elle lui donnait ! Si cette dernière se confond bien avec Chela Sandoval, universitaire spécialiste du féminisme postcolonial qui enseigne à Santa Barbara, elle devrait se trouver la première étonnée de voir ses mots servir d'accroche à un petit traité de guérilla identitaire qu'il faut lire pour prendre la mesure de la haine qu'il contient.
Signaler ce contenu comme inappropriéÀ propos de T.Savatier
Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008
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