(note de lecture) Nicolas Pesquès, "La face nord de Juliau, treize à seize", par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

Les Juliau de Nicolas Pesquès se suivent et ne se ressemblent pas : les quatre « tomes » rassemblés dans ce volume, La face nord de Juliau, treize à seize, le prouvent à nouveau. Rappel de la démarche : Pesquès écrit la colline ardéchoise du mont Juliau un peu comme Cézanne dessinait et peignait la montagne Sainte-Victoire(1). Cette entreprise qui a démarré en 1980 et dont les deux derniers tomes (2) étaient attachés à la figure de la mère et de sa disparition, témoigne dans cette nouvelle publication d’une liberté de forme et de structure : on n’est pas dans la variation ou la déclinaison – ce qui ferait de ce travail un exercice, ce qu’il n’est pas, sauf à le considérer comme une ascèse, ce qu’il n’est pas tout à fait non plus. J’en veux aussi pour preuve la manière dont Pesquès interroge, à l’intérieur d’une partie qui s’intitule Le grand pense-bête, des éléments précédents de son travail à travers la remise en cause de « formules », sortes de vérités générales qui « émaillent les Juliau » (p. 9). Examinons d’abord la longueur des quatre tomes : Juliau treize fait environ 150 pages de prose libre truffée de vers, et se présente à la manière d’un journal ; Juliau quatorze, 25 pages de forme semblable, dont les dates sont plus imprécises ; Juliau quinze, 1 page de deux vers d’un mot chacun ; Juliau seize, à peu près 50 pages de vers, ces deux derniers volumes non datés dans le corps du texte. On retrouve cette variété dans les dominantes de chacun des tomes, même si celles-ci croisent des thèmes plus larges et caractéristiques de la série des Juliau. Par exemple, le premier est largement consacré à la question du langage et de son rapport au corps, ou à la question du corps et de son rapport au langage : ce n’est pas par boutade que je mets en concurrence ces deux formulations, mais parce que la primauté est essentielle dans la réflexion qui sous-tend le texte et l’écriture poétique que cela autorise ou impose ; le second tome s’articule autour d’anecdotes autobiographiques dont le côté lapidaire s’efface à mesure qu’elles s’explicitent ; le thème de la nudité innerve le dernier.
Des thématiques plus larges traversent donc l’ensemble de ce volume et croisent ce qui est propre à chacun des tomes. Les motifs spécifiques à la colline – lumière, forme et couleurs, végétaux, présence animale – prédominent : ainsi « genêts » (mot dont l’homophonie rappelle une forme de naissance permanente) ou « jaune » s’accommodent de la variation des nuances aussi insaisissables qu’inépuisables : « JAUNE ne pouvant accéder à jaune qu’à certaines conditions » (p. 26), « jaune ensemble à aimer » (p. 53), « jaune irrespectueux » (p. 67), « jaune polytonique et longue plaine chevêche » (p. 72), « Jaune secret » (p. 81), «  Ce jaune qui va couler » (p. 85), « jaune en va-et-vient » (p. 89), « du jaune à tout faire » (p. 97), « Genêt matriciel, calculé, corroboré et sa longue suite d’élans. / Le toujours jaune à venir » (p. 105) ; «  jaune quoique jaune / comme noir » (p. 110), « morceaux de jaune hiérarchique » (p. 123),  « Je vais au genêt, j’entre dans le jaune » (p. 143), « Ce jaune dans tes yeux, / gai jusqu’à l’obscène / repoussé par certitude » (p. 144), « Ecrire pour rendre gorge, écre le jus de jaune, le oui le plus noir » (p. 151), « Multi-jaune, comme on dit oui à tout » (p. 164), « jaune géologue » (p. 182), « jaune sans autre refuge » (p. 195), « jaune de dos venant vers moi » (p. 225). Mot qui se réduit parfois à son initiale, commune aux mots je et Juliau, qu’on peut même trouver adossée une fonction mathématique (« f de j quand la buse tourne » p. 45). On l’aura compris à travers ces quelques exemples, ce mot porte en lui-même bien plus que ce à quoi il renvoie en tant que couleur. Car à travers lui, c’est la question du langage qui est posée et ce ressort-ci est l’un des principaux axes de ces quatre Juliau.
Interrogeant le lien originel entre le monde et lui, Nicolas Pesquès, au lieu d’établir que le langage est ce qui permet d’exprimer le réel, considère au contraire qu’il nous en sépare, et nous empêche d’accéder à la matière première qui est en nous, inhérente au corps et à la sensorialité. « Le langage (...) tranche notre lien [avec les choses]. Elles atterrissent dans la langue, ou dans la peinture etc. » (p.140). Si la part animale est si présente, ce n’est pas seulement parce que le renard, le lièvre ou la buse habitent la colline, mais parce que cette animalité offrirait un support à notre liberté potentielle d’être humain : le travail d’écriture se tient dans ce paradoxe qui consiste à dire cet espace premier hors du langage, j’y reviendrai. On peut se rappeler les mots de Rimbaud dans la lettre du voyant : « Si ce [que le poète] rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. » Peut-être écrit-on pour se fabriquer des digues aux fonctions multiples : inventer, délimiter, pénétrer, conduire, protéger ; chez Pesquès, écrire ce serait se protéger des mots et de la tentation de soustraire les choses ou de se soustraire de soi-même en nommant, ce qu’on pourrait peut-être formuler par cette sorte de syllogisme : il y a quelque chose en moi qui est antérieur au langage, la colline fait exister ce quelque chose par le regard qu’elle fabrique en moi, donc j’écris cette colline et ce regard pour trouver ce quelque chose d’antérieur qui m’unit à elle. Plutôt que le verbe regarder, j’aurais dû utiliser l’expression faire corps, puisque la démarche de l’auteur est articulée au corps et à ce qui s’y rapporte : perception, sensation, désir, pulsion sexuelle, tout ce qui se rapporte à une forme d’animalité et se fait en quelque sorte malgré moi, du moins hors du langage et du champ de ma conscience formalisatrice (on peut y entendre un double écho au Grand pense-bête, dans l’expression imagée et au sens premier de ces deux derniers mots). Comme si, fondamentalement, le langage me séparait du monde et de moi. « Se remettre en chemin, avec le renard, avec la buse. Marcher, prendre la première phrase et gauchir. Ne pas croire que l’on va peindre ou chanter. Interroger le socle qui n’est pas le langage mais, dans le corps, le lieu d’où la main part en jaune ou en mot » (p 16).
Cette présence centrale du corps, opposé au « truc » (p. 134 – en ouverture d’une section qui s’intitule Abandon de l’âme) qu’est l’âme et « forçant dans la langue le passage du hors-langue » (p. 53), se manifeste probablement à travers un néologisme que Pesquès avait déjà utilisé, « écre », mot sans doute issu du croisement des verbes écrire et être, et qui serait à même de rendre compte de cette « bouillie » (terme récurrent) qui précède l’admission ou la résignation au langage mais dont celui-ci devra rendre compte. Explorant deux anecdotes autobiographiques – dont un coup de foudre – qui l’avaient dépossédé de lui-même, l’auteur distingue deux voies de séparation selon qu’on « se coupe du monde » (les ermites, les solitaires, « qui cessent de parler ») ou qu’on « se coupe de l’humain » (ceux qui s’inféodent au langage) : « Il n’y a pas de troisième voie. / La troisième voie serait le poème » (p. 163). La colline devient une sorte de précipité de cet humain infra humain, puisque la relation établie entre l’auteur et elle met en évidence et en action cette part essentielle du corps d’avant le langage : elle est devenue « autobiogre » (pp. 162 et 170). Peut-être est-ce de cette manière-là aussi qu’on peut entendre les deux vers de Juliau quinze : « nous /// sommes » : la pluralité en chacun de soi, la dimension collective, le lien avec la colline, l’addition que comporte le verbe être.  
Pour dire la colline, il faudrait donc se saisir d’un langage d’avant le langage, non pas à la manière des surréalistes ou d’une écriture absconse - ni en conceptualisant ou philosophant : l’écriture de Pesquès est de la poésie sans arrêt -, mais en revenant constamment à ce que la colline dit de moi. En cela la colline est inépuisable et devient forcément le travail de toute une vie, puisqu’elle est la vie ; « colline-moi sans moi », écrit Pesquès (p. 171) : ce déplacement de catégorie grammaticale est symptomatique d’une langue qui cherche à délivrer son espace propre, à pouvoir construire une émotion qui n’est ni la source ni la cause du poème mais sa conséquence. « Beauté, émotion appartiennent aux conséquences. Elles résultent. / Il faudra les fabriquer avec du jaune, du chemin et de l’herbe. Il faudra verber » (p. 142). Paradoxe du poème qui s’articule au langage comme pour s’y soustraire. D’ailleurs, le paradoxe est une figure récurrente de ce volume et il est significatif de la manière dont l’auteur joue – non sans humour ou sans lyrisme (je pense par exemple à l’abondance des métaphores, des accumulations) – avec la rhétorique autant qu’il cherche à se jouer d’elle : « parfois l’image vient / au lieu du mot // la scène au lieu du verbe // écrire abandonne le devenir » (p. 223) ; « il y a obscurité et obscurité : // soit le cœur du sous-bois / la non-image carnée // soit le jargon ou la guimauve (p. 224). De fait, ce livre montre à quel point l’écriture résistante et puissante de Nicolas Pesquès ne risque pas de tomber dans la guimauve.
Ludovic Degroote

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize - Flammarion, 320 p., 18 €
1. Pesquès évoque ou cite Cézanne à plusieurs reprises, comme il avait pu le faire dans des tomes précédents, sans qu’il y ait pour autant modèle ou amalgame. On ne pourrait amalgamer chaque « expérience intérieure » (pp. 52 et 105 notamment).
2. La face nord de Juliau, onze, douze, Flammarion, 2013. Rappelons que les précédents volumes ont paru chez André Dimanche, entre 1988 et 2012.