Les graphiques boursiers ont envahi la place. Ils sont
partout, en toute tribune où la finance s'affiche, dans nos journaux, sur nos écrans d’ordinateur, sur les chaînes de télévision. Ils guident les analystes, dessinent des tendances, en
contredisent d’autres, et nul n'opinerait plus sans en avoir examiné les arabesques. Le temps est loin où quelques passionnés traçaient laborieusement les courbes de prix à la main, comme jadis
Charles DowCharles Henry Dow
est un homme taciturne. On le dit calme, réfléchi, ne s’emportant guère, un brin conservateur. Il débute sa carrière dans le journalisme en 1872, au Springfield Daily Republican, après avoir
quitté la ferme familiale de Sterling, dans le Connecticut. La finance lui plaît. En 1882, il crée avec un ami journaliste financier, Edward Jones, une agence de presse, la Dow Jones &
Company …, précurseur des arts graphiques à Wall Street, qui composait sa Customer's Afternoon Letter sur des feuilles de papier de soie
intercalées de carbone. Le presse-bouton est la règle, qui nourrit la planète de diagrammes multicolores, d'abaques synthétiques et d'autres indicateurs, continûment resculptés, dans la
fureur des Marchés. Les pistoleros du trading ne sont pas à tergiverser.
Comment choisir ? Acheter ou vendre ? A l’instant de la décision, c’est-à-dire du grand frisson, la charge émotionnelle est intense, capable de tournebouler l’esprit le mieux
conformé. Personne ne sait en réalité comment évoluent les prix boursiers : leurs mouvements sont imprévisibles, comme un dé qui roule, rendant l’issue du pari incertaine. En sorte que
les puissances qui nous portent à consentir 1 nécessitent de meilleurs escients, des concepts plus établis, mieux codifiés : notre
esprit, pour le temps qu’il demeure cartésien, tolère assez mal d’être gouverné par l’à-peu-près, et aime refroidir la passion par la raison. Las, les candidats à la rationalisation des
choix d’investissement ne sont pas légion, hors l’Analyse Technique, lauréate par défaut, qui propose des déterminants sur la base de graphiques, représentant des cours, des volumes, ou tout
autre artefact résiduel. Ces graphes désincarnés, interchangeables, diraient ainsi tout ce qu’il y a à savoir sur la marche des entreprises, démasquant la vérité des prix cachée par le tourbillon
des Marchés. La juste valorisation des cours, à la peine, sans cesse dérangée par le cahot boursier qui ruine toujours les stratégies au long coursNouveau millénaire, nouvelle ère. Celle de
l’économie vint à l’aube du troisième, après que le Marché eut survécu à la dévastation monétaire des économies asiatiques, à la liquidation financière de la Russie nucléaire et au fiasco
retentissant du hedge fund le plus fameux de l’écliptique …, s’efface alors devant les horizons d’investissement qui se raccourcissent, n’excédant parfois pas même la semaine, voire la
journée avec l’avènement des day traders, spéculateurs à la séance.
La marche aléatoire des variations boursières est le modèle le plus répandu des mathématiques financières. Mieux que toute équation savante, le Marché constitue la meilleure évaluation des prix,
la plus représentative aux yeux des agents qui détiennent toute l'information nécessaire à leur établissement, de sorte que les cours reflètent cette connaissance et fluctuent. Tout est donc dans
les cours, sauf bien sûr ce qui n’y est pas, qui surgira inopinément et fera la prochaine cotation, celée aux yeux de tous ... L’Analyse Technique a poussé ces feux en y intégrant la
psychologie des traders, qui ne compte pas pour rien dans la frénésie spéculative, leurs comportements émotionnels face à la crise ou à l’euphorie, leur mimétisme, leur rationalité,
autoréférentielle 2 ou non, leur irrationalité. Ces humeurs se reflèteraient sur un graphique par des périodes de hausse, de baisse ou de
stagnation des cours, sous forme de cycles ou
de vaguesQuelques-uns avaient déjà pratiqué, mais ce fut bien Charles Dow, père de l’indice phare de Wall Street, qui émergea le premier ; persuadé qu’une vérité invisible se
lovait dans les cours boursiers, il pencha un œil clinique sur nombre de leurs chroniques, et figea six axiomes qui jetèrent les bases de l’Analyse Technique …. Dans quelle mesure ? Nul
ne le sait. Car la substance molle de l’humain est rétive, assez peu linéaire, et sujette à de brusques changements de cap qui nous déboussolent toujours. Et quelle gageure que d’y associer des
flux d’information inexpugnables que seuls les journaux du lendemain relateront ! Curieux investisseurs, si soucieux d’objectiver leurs engagements, qui finalement s’auto-réalisent par la grâce
de leurs propres stimuli noyés dans la psychologie collective.
Il faut s’imaginer ces milliers de traders impatients, qui scrutent les mêmes tracés, depuis les mêmes salles de marché numériques, nourris des mêmes babils qui défilent en boucle. En
chacun d’eux sommeille un analyste technique, plus ou moins savant, plus ou moins pénétré, qui a appris les moyennes mobiles, les supports, les bandes de Bollinger. Il sait tout et le peu qu’il
ignore encore est à portée de clic. Les médias boursiers sont ses complices, qui déversent en continu leurs analyses graphiques grand public. Les courtiers commentent en ligne les courbes de prix
pour leurs clients, arme au pied, tandis que les professionnels, investisseurs institutionnels et autres bulldozers de la finance, sont entre les mains des plus grands, premiers couteaux du
chartisme
3, qui en ont écrit la bible
4. Enfin, les forums de discussion sur
Internet, libres d’accès et d’opinions, sont l’ultime théâtre d’où émerge un consensus sur l’air du temps. Partout on parle à demi-mot, d’un air entendu, et ce latin-là ordonne le clan.
Petit à petit, ces rengaines imprègnent les esprits et les mécanisent. Ainsi suffit-il qu’un enchaînement purement fortuit, qui ébaucherait un embryon de figure, commence à émettre des signaux
précurseurs pour qu’un point d’intérêt émerge de ce corpus vide, accidentel, une épaule-tête-épauleConnaissez-vous le piège à ours - bear trap - ? L’ours, comme on s’en souvient, est la mascotte
des traders baissiers, tandis que le taureau est la bête fétiche des haussiers. Bulls & bears luttent sans cesse, dans un combat indécidé d'avance : les prix baissent, montent, font parfois
mine de baisser, puis, subitement, remontent, et réciproquement …, un retournement de momentum. La foi en la convention amoindrit toujours l’esprit critique.
Il n’est bien sûr pas nécessaire qu’une théorie soit vraie pour exercer une influence, surtout dans les affaires d’argent : il suffit qu’elle ait des partisans nombreux et convaincus,
encouragés par une floraison d’ouvrages 5 qui témoigneront de la vitalité de la recherche. Dans cette traque boursière, les
théoriciens du jour d’après ne manquent pas, qui chassent les corrélations statistiques en échinant leurs ordinateurs d’analyses calculatoires intensives sur d’infinis relevés de cours. Le succès
est assuré, les croyances causales suivent, jusqu’aux prochaines publications. Entretemps, le réel aura rattrapé l’expert pressé : car, si l'on s’en tient seulement aux observations, aux
chiffres exfoliés des tableurs, alignés en bon ordre et sous cellophane, si l’on néglige d’expliquer pourquoi les séquences tendent à se reproduire, alors rien ne dit que les signaux
d’aujourd’hui infèreront les évènements de demain. La chronique sans âme des données ne rend jamais compte du subtil enchaînement des faits, qui appartient au passé, ni n’éclaire sur les
perturbations nouvelles, inconnues et imprévisibles, qui sont au futur. Seul le passé est déterministe, seule sa transcription des évènements est unique. L’avenir est plus incertain, livré aux
caprices du hasard, qui contredit avec constance les prévisions. Mais le scepticisme est toujours moins fort que l’espoir que celles-ci pourraient être justes. La théorie
survit.
« Les structures sont le miroir aux alouettes des marchés financiers. La puissance du hasard suffit à créer des structures fantômes et des
pseudos-cycles, qui, aux yeux de tout le monde, apparaissent prévisibles et utilisables. Mais un marché financier est particulièrement sujet à ce genre de mirages statistiques. Ils sont la
conséquence inévitable du besoin de l’homme à trouver des formes là où il n’y en a pas 6 » (Benoît Mandelbrot).
(1)
Blaise Pascal (1969) – « Œuvres complètes » (De l’esprit géométrique, section II) - Editions La Pléiade
(2) L’Expansion N° 364, Mai 2003 – « Les marchés financiers sont-ils rationnels ? » - André Orléan
« … Sur un marché financier, chacun se détermine non à partir de son estimation de la valeur fondamentale mais à partir de ce qu’il pense que les
autres vont faire. C’est l’anticipation de l’évolution des cours qui détermine l’action des investisseurs. On parlera de rationalité autoréférentielle pour désigner cette forme spécifique de
rationalité tournée exclusivement vers les opinions des autres. Le rôle de la rationalité autoréférentielle est bien connue des praticiens de la finance
»
(3) Définition du chartisme proposée par l’auteur spécialisé François Baron :
« L’analyse technique est aujourd’hui un outil indispensable à tout investisseur boursier actif. Par l’observation et l’analyse des graphiques boursiers, elle permet d’anticiper les futurs
mouvements des marchés. Au sein de l’analyse technique, le chartisme, méthode de reconnaissance des figures dessinées par l’évolution du cours des actions est incontournable
» - Quatrième de couverture : François Baron (2003) – « Le chartisme »
(4) Quelques exemples d’implication des auteurs dans le conseil aux entreprises :
Steve Nison (Chandeliers), qui fut vice-président chez Daiwa Securities et analyste technique senior chez Merrill Lynch, est le président fondateur de Nison Research International, une société
de recherche boursière proposant des conseils sur mesure à des clients institutionnels. John Bollinger (bandes éponymes), responsable senior de l'analyse technique chez Financial News Network
pendant des années, est le président fondateur de Bollinger Capital Management, une société de conseil en investissements proposant aux
particuliers, entreprises et fonds de retraite, des services de money management, s'appuyant sur une approche technique des marchés. Gerald Appel (MACD) fonda Signalert Corporation en 1973,
société spécialisée dans le conseil en investissement financier, à laquelle fut incorporée Appel Asset Management Corporation en 1996, formant ainsi un puissant groupe familial. Welles Wilder
(RSI et Parabolique SAR) fonda au milieu des années 1980 la
Delta Society International, société d’analyse des marchés à destination de clients dans le monde entier. George Lane (Stochastique)
préside la Investment Educators Inc. Robert Prechter (Vagues d’Elliott), analyste technique junior chez Merrill Lynch, a créé et dirige la Elliott Wave International and Author, société de
publication d’analyses de marchés boursiers.
(5) L’incroyable floraison des ouvrages d’Analyse Technique :
Gerald Appel eut fort à faire avec son MACD, qui commit près d’une douzaine d’ouvrages sur le sujet afin que nul n’en ignore. Robert Prechter n’est pas en reste, à qui les vagues d’Elliott n’en
demandèrent pas moins. Nul besoin d’attendre la suite : leurs émules sont à pied d’œuvre, prolixes à souhait, et débattent sabre au clair, comme Stan Weinstein, Martin Pring, John Murphy,
Steven Achelis, Jack Schwager, Alexander Elder, Thomas Meyers, etc. Tous écrivent, réécrivent, et réécrivent encore les mêmes laïus sur les mêmes sujets, corrigés d’une année sur l’autre pour
intégrer les sautes d’humeur que le réel avait malicieusement celé l’année précédente. Quelques français, assez inspirés, participent à ce commerce, comme François Baron, mais également Philippe Cahen, père d’une « Analyse Technique Dynamique des Marchés Financiers » qui fut épinglée dans le journal Le Monde, ce qui
n’empêcha pas l’auteur d’en dispenser une suite, après qu’il s’aperçut qu’il n’avait pas tout dit de prime.
(6) Benoît Mandelbrot (2005) - « Une approche fractale des marchés »
Illustration : Image extraite du site d'Analyse Technique Neovest Product Information