Les éditions La Rumeur libre publient Le Loup toqué de Nicolas Zabolotski, traduit du russe par Jean-Baptiste Para.
Le visage du cheval
(1926)
Les animaux ne dorment pas.
Ils se dressent dans les ténèbres de la nuit,
Muraille de pierre en contre-haut du monde.
Les vaches inclinent la tête, susurrements de paille
Autour des cornes lisses, tandis que l’œil balbutie des cercles
Entre le front rocheux et les pommettes séculaires.
Le visage du cheval est le plus beau et le plus sage.
Il connaît le dialecte des pierres, l’idiome du feuillage.
Attentif au parler des bêtes, il entend
L’appel du rossignol dans les taillis.
Instruit de ces choses, à qui fera-t-il part
De tant de merveilles ?
Profonde est la nuit. À l’horizon se lèvent
Des grappes d’étoiles.
Et le cheval est là, paladin des heures
A la robe souple où le vent joue.
Sa crinière s’éploie, pourpre impériale,
Ses yeux brûlent, mondes immenses.
S’il voyait ce visage de magie,
Arrachant de sa propre bouche une langue impuissante
L’homme la céderait au cheval. Il en est digne, en vérité,
L’animal sublime !
Nous entendrions alors des mots
Charnus comme des pommes, aussi drus
Que des flots de miel ou de lait fermenté.
Des mots pareils au feu pénétrant
Qui progresse jusqu’à l’âme et donne lumière
À son pauvre décor de cambuse.
Des mots sans mort et sans déclin,
Motifs de tous nos chants.
Mais les écuries maintenant sont désertes,
Les arbres aussi se sont dispersés,
Une aube avare drape les monts,
Les champs et les guérets s’ouvrent au travail.
Et le cheval, captif des brancards,
Traînant un chariot bâché,
Regarde d’un œil humble
Le monde impassible et silencieux.
Nikolaï Zabolotski, Le Loup toqué, traduit du russe par Jean-Baptiste Para, La rumeur libre, 2016, p. 19
Lire aussi cette note de lecture d’Antoine Emaz et cette « note sur la création »
Nikolaï Zabolotski dans Poezibao :
bio-bibliographie, extraits 1, entretien avec Jean-Baptiste Para, ext 2 (trad. A. Markowicz),