Célèbre en Russie, Nikolaï Zabolotski (1903-1958) est peu connu en France. La préface de Jean-Baptiste Para, qui est aussi le traducteur, et sa postface (un entretien avec Florence Trocmé), sont donc précieuses pour familiariser le lecteur avec le poète et son temps. Zabolotski est un des fondateurs de l’Oberiou (Association pour l’art réel), avec Daniil Harms et Alexandre Vvedenski ; il participe à la rédaction du Manifeste de ce mouvement en 1927, puis il s’en détache avant sa fin en 1930. La publication de son poème Le triomphe de l’agriculture lui vaut quelques problèmes avec la censure et au moment de la « Grande Terreur » (1937-38) il est arrêté et déporté en Sibérie. Il restera dans les camps jusqu’en 1944, puis il est réhabilité par le régime en 1946 et ne sera plus inquiété jusqu’à sa mort en 1958. Jean-Baptiste Para a choisi une présentation chronologique des poèmes, en quatre séquences distinctes ; cela permet de saisir clairement l’évolution, l’itinéraire de ce poète étrange.
Les premiers poèmes (1926-1929) imposent un ton particulier mêlant observation réaliste et fantaisie débridée, avec un certain humour, comme dans l’évocation d’une poissonnerie (p38) ou d’un samovar (p 47). On pourrait parfois penser, pour la cocasserie, à Max Jacob. Mais ce qui retient surtout, c’est une forme de mélancolie sous-jacente ou de désenchantement voilé, à travers des figures qui peuvent sembler incarner l’artiste (« l’avant », p 23 ; Musiciens ambulants, p 34) ou le peuple (Le visage du cheval, p 19 ; Dans nos demeures, p 21). Souvent aussi, le rêve, l’élan développé par le poème se trouve comme rabattu, éteint, dans les derniers vers : « Et le cheval, captif des brancards, / Traînant un chariot bâché, / Regarde d’un œil humble / Le monde impassible et mystérieux »(p 20), « Et nous restions là, arbres graciles / Dans le vide incolore des cieux »(p 22). Zabolotski cultive une sorte d’ambiguïté, de mise en suspens du sens entre premier et deuxième degré. Un vers comme « Notre vie se règle sur le bon sens, non sur la beauté » est un bon exemple : faut-il entendre un constat objectif ou une utopie déçue ? Un réalisme assumé ou un regret critique ?
Les poèmes de la période suivante (1929-1938) poursuivent dans cette direction en accentuant l’aspect politique. Ainsi pour le long poème, qui tient de l’ode didactique et de la fable satirique, Le triomphe de l’agriculture. Zabolotski fait dialoguer les animaux de la ferme, le soldat, le moujik, les ancêtres… L’objectif semble bien de faire l’éloge d’un « nouvel âge » (p 81), celui d’une agriculture mécanisée (le tracteur, p 80) et de l’élevage rationnel et scientifique (« l’Institut des Animaux », p 75). Bref, le progrès technique est en marche et va apporter la liberté, l’abondance et le bien-être pour les paysans et les animaux. « Toi, paysan, asservi à la herse et à la houe / (…) Tu as détruit le foyer des servitudes, / Maintenant tu construis un kolkhoze. / Un tracteur mugissant / Transporte tes avoines fabuleuses. » (p 81) On retrouve le même élan lyrique et triomphant dans les paroles du soldat : « La Théorie de la désaliénation du travail / A donné de la sagesse à vos mains. / Salut à vous, bonnes sciences / Et villes kolkhoziennes ! « (p 85) L’emphase de l’envolée laisse dubitatif, surtout lorsqu’à d’autres moments du poème on trouve des scènes contrastées comme celle-ci : « La chorale des machines / Chargées de graines fines / Ensemence les sillons. / Partout l’on s’active / Et s’occupe de cent façons. / Des gens sont assis en groupes, / Certains brodent des vêtements, / D’autres fument la pipe. / Un vieillard accroupi dans un ravin / Enseigne la philosophie à son chien. »(p 84) Visiblement, l’enthousiasme au travail n’est pas partagé par tous. Mais globalement, le poème reste ambigu : Zabolotski n’est pas hostile radicalement au progrès technique, mais il n’est pas décidé non plus à faire un éloge forcené de la nouvelle politique agricole soviétique. Cela lui vaudra des ennuis avec la censure, et il devra « faire son autocritique devant l’Union des écrivains » (p209).
Un autre long poème de cette époque, Le loup toqué, est dans le même esprit : Zabolotski aménage la forme de la fable et présente un loup-poète (p 89) qui se retire du monde afin de poursuivre ses rêves d’étude, ses utopies pour dépasser sa condition de loup. Il est exclu par les autres animaux qui ne peuvent le comprendre (p 92, 96) et il finit par mourir en essayant de voler comme un oiseau (p 105). Mais les générations suivantes de loups lui rendent hommage car « Toujours le vivant transcende / La loi et la vérité d’hier » (p 104). Le loup toqué a ouvert la voie au progrès pour des « loups – étudiants », « loups – ingénieurs », « loups – médecins »… Il mérite donc l’hommage final : « Repose en paix maintenant, / Rêveur suprême, Chambouleur chamboulé. / Nous, les loups, nous poursuivrons là-bas / Ton œuvre éternelle. Cap vers les étoiles ! » (p 105) Zabolotski présente bien ici une vision de l’histoire : l’ancien monde immémorial, représenté par l’ours, est « chamboulé » par la révolution utopique du loup toqué. Certes il échoue et meurt, exclu et incompris. Mais il a ouvert l’accès à un nouveau monde, meilleur ; il n’y a pas de retour à l’ancien. J-B. Para souligne justement la complexité du positionnement : « Zabolotski n’a pas été un héros du brillant printemps des avant-gardes, il est apparu à la fin de l’automne. On ne peut l’enrôler ni dans la figure de l’opposant au régime, ni dans celle de l’opportuniste suppôt du régime. » (p214)
Les poèmes d’après l’internement en Sibérie ne présentent plus d’enjeux directement politiques, au sens habituel du mot. Par contre, Zabolotski développe principalement un aspect qui a toujours été présent dans sa poésie : la nature. Même la taïga sibérienne, pourtant inhospitalière (et pour cause !), est décrite de façon magnifique (pp 129,137). On pourrait parler d’une sorte de lyrisme écologique : « Nous, les hommes, nous sommes des hôtes de ce monde » (p 140). Même si le poète n’oublie pas, en contrepoint, la guerre (p 141) ou le travail humain (pp 131,137). La mort elle-même n’est plus vue comme un drame mais comme une dissolution apaisée, le passage à un autre mode d’être : « Je ne mourrai pas, mon ami. Le frisson des fleurs / Me signalera en ce monde. / Le chêne centenaire nouera mon âme vivante / A l’austère tristesse de ses racines. / Mon entendement s’abritera dans son feuillage, / Mes pensées mûriront par ses branches, / Suspendues au-dessus de toi pour que ta conscience / Participe à la mienne dans l’ombre de la forêt. » (p143)
En annexe aux poèmes, on lira avec intérêt et émotion les lettres de Sibérie (pp 191 à 205) et l’Histoire de mon incarcération (pp 165 à 189) dans laquelle le poète raconte avec une mémoire froide, précise, glaçante, ses interrogatoires, le verdict sans jugement, et la déportation.
Ce livre permet de découvrir une œuvre qui demeure étrange parce que singulière et non simpliste, héritière de formes et inventive, liée à l’histoire et s’en détachant. Zabolotski devait être conscient d’être difficilement classable, lui qui se présentait dans un de ses derniers poèmes comme un « poète renommé / Sans être pour autant / Aimé et compris de tous » (p 162).
Antoine Emaz
Nikolaï Zabolotski, Le loup toqué, Traduit du russe par Jean-Baptiste Para, Editions La rumeur libre, 220 pages, 18