Pour l'ensemble de mes affaires et l'essentiel de mes biens, je désigne comme ayant droit sur ma fortune, sur mon corps et advienne, papiers compris et archives à brûler, celle qui se tient debout dans la lumière et se dispense de vaciller, Luise XX, heres esto, artiste de son état.
Cela démarre tranquillement, vieille dame au bord d'un étang, rappel de carrière et description de la vie aquatique. Mais cela dérape très vite, adieu chronologie et mentions littéraires classiques :
Je tiens autour de moi comme les dormeurs éveillés les antichambres désorientées des fictions, des lieux et des temps où j'ai vécus.
Et voilà que ça galope, que ça flamboie d'une fête à l'autre, transsexuels et godemichés, produits aphrodisiaques divers et variés où la jactance s'excite dans la débauche et le mensonge. Le mensonge ? Mon médium d'écriture, élevé au rang d'art majeur, comment faire l'écrivain sans cet élément indispensable ! Celui-ci excite en retour l'imagination de sa victime, fonctionne comme caisse de résonance dans l'esprit des autres, parfois ravageur, parfois terrifiant. La vieille dame et sa compagne naviguent dans les eaux du temps, vieillesse et rencontre de leur jeunesse mêlées, afflux de souvenirs et geysers d'érotisme troublants.
Qu'est-ce qui crée un livre et celui-ci est-il indispensable ? Chez Céline Minard les beaux livres de la bibliothèque finissent dans un étang, dérision ou prescience de la vanité des écrits au regard du temps, impossible de démêler ; reste l'image somptueuse de cet autodafé inversé.
Mais voilà que je donne une idée fausse du livre où abondent arnaques au fisc et aux naïfs et fêtes gothiques, avant les plongées dans la forêt des arbres à frisson où les Himantopodes, les Panotes et des hordes de nains avec leur hache se chargeront de vous pourrir la vie ou de la charger d'événements, au choix.
Les sorcières n'ont pas toujours des balais, non.
Mais elles effacent leurs traces, d'une façon ou d'une autre.C'est un fait. [...]L'exercice de la jactance a certes quelques caractéristiques et méthodes en partage avec les métiers de la volerie, et plus particulièrement peut-être avec celui de l'écorniflage, par exemple la question du costume dans ses petits détails.
C'est un fait, la jactance de Céline Minard mêle langage médiéval et crudité, anglais et néologismes pour mieux nous secouer dans sa cavalcade amorale et érotique où l'amour ne peut durer qu'à coups de surprises, complicités dans l'illicite et mensonges, bien entendu. Un mélange entre Thelma et Louise et héroïc fantasy, sexualité et impunité en plus, imagination débridée et fuite chaotique à travers le temps, où l'on passe d'un banquier terrorisé qui cède sa voiture à des nains qu'il faut contraindre à travailler pour soi. Tous les schémas de la littérature explosent, dégoupillés par la vieille dame indigne. Littérature ? Mais pour quoi faire exactement ?
Nous parlâmes de poésie bien sûr et de la fonction physique du langage. Je lui racontai comment, lors de mes débuts solitaires, j'allais de temps à autre tester mes personnages dans les bars de nuit - car les écrivains ne sont pas que des sauvages tatoués, également de pauvres hères - parce que le monde de la nuit, baigné de vapeurs divers, est plus ouvertement qu'un autre en quête d'histoires et de figures. Et parce qu'il y a toujours une époque bénie dan un bar bien mené où les potentiels se déploient - juste avant la bagarre. Je lui dis que ma préférence allait aux établissements où l'on accueille les travestis et la ribambelle de tapettes et de gousses que contient toute la ville, car alors les représentants de la normalité soi-disant égarés là, se sentent miraculeusement la liberté de s'inventer, a contrario ou en forçant leurs traits, les destins dont ils rêvent encore.
La liberté de s'inventer... Si vous n'avez jamais lu quoi que ce soit de Céline Minard, attention, liqueur forte, à consommer avec modération et ne pas lire d'une traite sous peine d'overdose.
So long, Luise
Céline Minard
Denoël, août 2011, 224 p., 17 €
ISBN : 978-2-20711136-9