Elle décida de ne pas rentrer à la maison. Pas encore. Pas tout de suite. Il faisait encore doux dehors et elle n'avait rien de particulier à faire, si ce n'était entériner ce désir de ne pas retrouver trop vite la face B de sa vie. Celle de la maison. Ce fut longtemps sa face A, d'ailleurs, jusqu'au jour où sa fille rentra un soir de l'école en pleurant. C'était jour de rentrée. Il avait fallu remplir les fiches. Héléna n'avait pas su quoi mettre en face de la case profession de la mère. Maman, c'est pas un métier ! elle avait hurlé au repas, la laissant figée au milieu de la cuisine. Elle n'avait plus jamais refait de la purée par la suite, au grand dam de Thomas, qui adorait ça et qui devrait pendant plusieurs années ensuite se rabattre sur la cantine et les vacances chez mamy pour en manger. Il n'en avait jamais fait le moindre reproche et dés le lendemain, elle s'était installée à la terrasse d'un café pour commencer à regarder les petites annonces. C'étaient autant de flèches qui piquaient son coeur. Autant de secousses qui partaient des tripes et remontaient le long de la colonne vertébrale, avec une suée épaisse pour guider le chemin. Elle mît des jours et des jours à se coltiner mille et une professions, des semaines et des semaines à s'imaginer coiffeuse, gérante de café, vendeuse de parfums, serveuse de bar, caissière de supermarché. Elle dormait mal, voire peu. Le regard d'Hélèna la réveillait au moindre relâchement. Deux ans plus tard, elle trouvait un emploi. Ce soir, elle n'avait pas envie de rentrer dans ce pavillon. C'était un endroit sans fards d'aucune sorte. Elle ne s'aimait plus les matins depuis belle lurette. Elle s'aimait de moins en moins les soirs. Elle avait peine à définir si son corps était devenu une morne plaine ou un jardin en friche qui ne demandait qu'un peu de baume et de temps. Elle passait sans les voir devant les magasins de vêtements depuis si longtemps. Gilbert ne la touchait plus depuis tant d'années sans qu'elle en souffrît. Elle n'avait même plus le souvenir qu'un regard s'était posé sur elle depuis Héléna.
Dix ans déjà, soupira-t-elle. Hélèna et Thomas n'habitaient plus là. Lui s'était engagé dans une association humanitaire et aux dernières nouvelles, après le Pérou, il était en Birmanie. Ils recevaient de temps en temps un SMS, les jeunes n'écrivent plus, ils tapent. Elle le devinait heureux. C'était un enfant surprenant qui avait un jour complètement chamboulé ses valeurs. Le parfait petit égoïste qu'il avait toujours été s'était mué en désireux d'aider son prochain. Hélèna, elle, continuait de passer des diplômes et vivotait de petits boulots. Elle n'avait pas renoncé à devenir sculpteur, Viviane en était persuadée, et cela lui arracha un sourire qui illumina enfin un peu son visage. Comme un raie de lumière. Fugace. Non, pas du genre à lâcher, Héléna. Quand elle a une idée dans la tête.
Viviane était dans ces période d'une vie où jusqu'au plus banal, tout devenait motif à larmes. C'était sa nature. Sa croix du moment. Pas tout à fait son chemin. Oui, elle avait envie de chiâler comme une madeleine, à défaut de trouver en elle l'énergie du sursaut. Aujourd'hui ? C'est quand ils sont servi de la purée au self qu'elle s'est effondrée. Plongeant sous les regards interloqués des collègues dans une tourmente que personne ne devinait aussi brûlante. Elle eut un léger malaise, à peine perceptible. Au-dedans, c'était une tornade, un ouragan, une tempête qui arrachait tout sur son passage. Ca tanguait de partout.
Elle n'en souffla mot mais passa son après-midi à se dire qu'elle s'ennuyait de plus en plus au bureau et que de toutes façons, sa fille n'avait plus de raisons d'écrire une profession sur un fiche à la case mère.
Alors elle prit la décision. Gilbert, deux jours plus tard, entrait dans un commissariat.