- Si des particuliers sont tentés par un coup de pouce aux sans-abris, ils peuvent le faire en bas de chez eux, en les traitant comme des " voisins " en quête de solidarité, d'un simple bonjour quotidien à une aide plus concrète. Si ces particuliers souhaitent faire plus, ils peuvent choisir de rejoindre une association.
- Que se passera-t-il quand une association signalera le besoin d'une personne à la rue et qu'un particulier, pas forcément bien intentionné, se proposera d'y répondre via un " tchat " ? Comment pourra-t-on vérifier qu'il s'agit d'une personne qui ne se connecte pas pour agresser ? Comment pourra-t-on vérifier la manière dont s'est concrétisée - ou pas - l'aide ?
Et voici qu'à la veille où l'une de ces application qui se donne pour vocation " d'uberiser " la solidarité citoyenne va ouvrir au grand public, le débat s'engage...
Et vous ?
Que pensez-vous d'une telle application ?
Jean-Marc Potdevin, ancien patron de Viadeo, ouvrira dans deux mois (en juin) Entourage au grand public. L'objectif louable de cette appli pour smartphone est de " reconstruire le capital social " de ceux qui dorment dans la rue.
Mais quand un homme issu du monde des start-up et prônant la " technologie positive " vient percuter le travail des assos de terrain, cela crée des tensions. Les Enfants du Canal, notamment, accueillent l'appli avec méfiance.
Entourage a deux usages. D'abord professionnel : l'appli offre aux associations une sorte d'intranet amélioré, qui leur permet de communiquer et d'observer sur une carte les maraudes d'un secteur en temps réel pour se coordonner. Ne pas réveiller une même personne pour une troisième soupe par exemple.
Les maraudeurs, quand ils rencontrent un SDF, peuvent cliquer sur un bouton et faire une dictée vocale de leurs impressions. A la fin de la tournée, la retranscription leur est envoyée par mail. Devançant les critiques, Jean-Marc Potdevin insiste sur le fait que la prise de notes en tournée a toujours existé :
" L'idée n'est pas de créer une base de données des personnes sans-abri, mais de faire gagner une heure de travail. Nous rappelons aussi aux associations partenaires leurs obligations vis-à-vis de la Cnil. "
Seuls les professionnels et les bénévoles pourront utiliser la dictée vocale et consulter la carte des maraudes.
Les riverains peuvent eux se géolocaliser et consulter la liste des actions de proximité engagées en faveur de SDF : trouver un dentiste, des chaussures, aller prendre un café... Ils demandent à rejoindre l'action qui les intéresse. S'ils sont acceptés (ils ont une " réputation ", comme sur Airbnb), ils accèdent à un groupe de tchat privé où les modalités de l'action sont discutées.
Jean-Marc Potdevin pense que cette appli va lever les verrous de la solidarité. Notamment parce qu'elle va permettre de rejoindre des actions sans en être à l'initiative et d'être dans une relation à plusieurs avec la personne SDF. Lui, qui a été plusieurs fois entraîné dans " des galères " par le passé, explique :
" Ce genre de relation engage. On peut se retrouver seul face à quelqu'un qui demande beaucoup et se faire bouffer. "
Elina Dumont, comédienne qui a vécu dans la rue quinze ans et qui connaît Jean-Marc Potdevin, soutient l'application avec ferveur. Elle m'explique qu'elle a toujours " fait ça ", mais à " son petit niveau ", grâce aux réseaux sociaux.
Elle demande aux SDF ce dont ils ont besoin et elle poste un message Facebook. En ce moment, elle s'occupe d'une jeune fille de 27 ans qui vit dans une cave. Sa requête sur Facebook compte 50 partages. Entourage permettra " d'industrialiser " ces coups de pouce :
" Moi, le système social m'a fait tourner en rond, il m'a enfermée. C'est en rentrant en relation avec les inclus, à 30 ans, que j'ai pu m'en sortir. Oui, excusez-moi, pour moi il y a les inclus et les exclus... C'est comme ça que j'ai eu une chambre de bonne de 10 m2, un toit qui m'a stabilisée. L'appli Entourage, c'est cette passerelle entre les inclus et les exclus. "
Elina Dumont regrette de voir que les associations sont souvent réticentes au " social innovant ".
Les Enfants du Canal font à Entourage plusieurs reproches. Ils craignent que " cette démarche de répondre aux besoins risque à terme de fixer et d'entretenir la personne dans la rue, alors qu'il faudrait lui apporter des solutions de logement ".
Au téléphone, Carole, coordinatrice de l'association qui a rencontré Jean-Marc Potdevin deux fois, nous explique pourquoi elle n'a pas souhaité s'associer au projet :
- c'est un projet " descendant " qui est parti d'un constat personnel de Jean-Marc Potevin ;
- les données recueillies par les maraudeurs, qui ne sont pas tous des professionnels, sont à sa merci.
Christophe Louis, le président de l'association, ajoute que le suivi de toutes les maraudes en direct permet une surveillance des professionnels qu'il juge intolérable. Et puis :
" Vous savez, ça me fait penser aux obsèques de personnes qui ont vécu seules dans la rue. Il y a toujours 80 personnes à la cérémonie, qui n'avaient pas bougé. Qu'est ce que la personne dans la rue va faire d'un réseau d'amis virtuels ? "
En discutant avec Jean-Marc Potdevin, trois fragilités me sautent aux yeux. Les SDF, peu équipés en smartphones, seront potentiellement exclus des actions et des discussions dont ils feront l'objet. Des petits Zorro de quartier, ayant accès à la technologie, pourront se lancer dans des projets bienveillants sans le consentement de la personne sans-abri. Et exercer sous couvert de solidarité une forme de violence (de classe).
Jean-Marc Potdevin admet avoir utilisé Twitter, avant que son appli existe, pour trouver un professeur de français à Laszlo, un SDF hongrois qu'il connaît bien. Sans son accord, en pensant que cela lui ferait plaisir d'apprendre " des rudiments de français ". Il se trouve que Laszlo ne lui en a pas voulu. Mais la prochaine fois ?
Carole, citée plus haut, ne voit pas les choses de la même façon :
" La question des besoins réels est très importante. On le voit, l'émergence du désir n'est pas simple chez les personnes qui vivent dans la rue. C'est un travail qui prend du temps et qui n'est pas celui du numérique... "
Le deuxième problème, plus anecdotique, c'est que l'appli mise sur la sédentarité des SDF... Cela n'a du sens de lancer une action " Trouver des lunettes pour Eric " que si Eric reste à sa place pour les réceptionner. Jean-Marc Potdevin répond, confiant, que " quand on connaît bien la personne, on finit par savoir où la trouver ".
Enfin, dans le contexte politique actuel, l'appli pourrait être détournée par des associations comme le groupe d'extrême droite Génération identitaire qui souhaite que les sans-abri français soient aidés avant les immigrés. Jean-Marc Potdevin répond en deux temps :
" Il y a déjà une charte à signer pour les associations partenaires, il faudra imaginer des critères de blocage... Mais Génération identitaire ne ferait pas plus de dégâts avec l'appli que sans. "
En tout cas, le fondateur, qui a ses entrées auprès des associations chrétiennes parce qu'il a écrit un livre sur sa foi en 2012, tient absolument à ce que son appli n'ait pas d'étiquette confessionnelle ou politique. Il est important pour lui de s'associer avec des associations musulmanes (il en cite deux).
En fin de rendez-vous, Jean-Marc Potdevin nous explique que l'appli a été financée par une fondation qu'il a créée, Humains dans la ville. Les fondations Bettencourt, Monoprix, Caritas ont participé. Lui-même a investi de l'argent. La campagne de pub a été conçue gratuitement par TBWA. Les locaux sont prêtés par un grand cabinet d'avocats.
Alors que l'intention est bonne, il y a une gêne, peut-être tout à fait française et idiote, à voir des gens fabriquer une appli pour les sans-abri sur des MacBook pro dans des locaux avec vue sur les Champs-Elysées.
Le fondateur espère 30 000 membres sur l'appli avant la fin de l'année, et 500 000 en trois ans. Il pense qu'elle pourrait à terme s'étendre aux personnes fragiles. Devenir l'outil qui rend possible la solidarité de proximité. Elina Dumont y croit :
" Contrairement à ce qu'on pense, les inclus sont très généreux. "
Le point de vue
de l'associationLes enfants du canal
L'économie traditionnelle est bousculée par l'émergence d'une économie de partage faite de nouvelles technologies et d'applications mobiles. Les différents corps de métiers voient tour à tour leur fonction exercée par des particuliers. L'urgence sociale n'échappe pas à la règle. De nouvelles applications fleurissent pour mettre en réseau les riverains et les besoins des personnes à la rue, ce qui laisse craindre une " uberisation " de l'action sociale.
L'une d'entre elle, Homeless Plus permet de géolocaliser et répondre aux besoins exprimés ou imaginés par les personnes sans-abri. Lors d'un contact avec une personne à la rue, l'utilisateur la géolocalise, indique son sexe, son état d'esprit à l'aide d'un panel d'émoticônes et l'action qu'il mobilise ou qu'il faudrait mobiliser (apport d'argent, nourriture ou boisson, vêtements, discussion...). Les informations ainsi saisies apparaissent ensuite sur une carte virtuelle consultable par tous les utilisateurs qui pourront à leur tour apporter un soutien moral ou matériel.
Par méconnaissance ou sous couvert de bienveillance, on peut se questionner sur le problème éthique qu'engendre ce type d'application. En effet, bien qu'anonyme, la position et les informations concernant la personne identifiée comme étant à la rue sont enregistrées sur l'application et peuvent l'être sans son accord. Pour ces raisons, les Enfants du Canal sont amenés à s'inquiéter des dérives qu'elle peut entraîner. Par exemple, Aux Etats-Unis, une application ouvertement répressive " New York, localise les sans-abri " (New York Map the Homeless) permet de photographier les sans-abri et de les localiser sur une carte avant d'y ajouter leur description et leur comportement sous forme de hashtags. L'application permet alors de définir sur une carte les zones à forte concentration de sans-abris.
Une autre application en vogue se nomme Entourage, elle souhaite changer le regard du citoyen sur les personnes sans-abri. La version grand public permettra aux utilisateurs de créer un réseau de relations et de répondre à des besoins identifiés. Le riverain peut alors géolocaliser la personne qu'elle rencontre tout en apportant un commentaire écrit ou audio dans lequel elle fait part de ses impressions, de l'état de santé ou des besoins qu'elle nécessite. Cette démarche de répondre aux besoins risque à terme de fixer et d'entretenir la personne dans la rue, alors qu'il faudrait lui apporter des solutions de logement pour se reconstruire.
En ce qui concerne la protection des informations collectées, le fondateur d'Entourage assure que les données sont cryptées et qu'elles ne sont accessibles que par la personne qui les a renseignées.
La Loi du 2 janvier 2002, rénovant l'action sociale et médico-sociale, tend à placer les usagers au cœur des dispositifs en réaffirmant leurs droits. La mise en place d'une application non soumise au consentement de la personne constitue une mise en danger par la circulation de leurs informations personnelles, et qui, pour la plupart, ne possèdent pas la maîtrise d'outils technologiques dont ils sont eux-mêmes démunis. Si le droit affiche la priorité laissée à un usager-acteur de son parcours, la création de ce dispositif ne fait pas état d'une concertation avec les premiers intéressés.
Nous invitons chacun à réfléchir et imaginer si de telles applications se propageaient autour de vous. Par exemple, vos voisins de cage d'escalier pourraient, signaler si vous êtes présents ou non, signifier votre humeur et indiquer qui vous recevez. Ne considéreriez-vous pas que votre liberté individuelle serait remise en cause ?
Pour ces raisons, l'association invite les responsables associatifs et les élus en partenariat avec les personnes à la rue à réfléchir et à reconsidérer l'utilisation de ce type d'application et appelle les pouvoirs publics à développer des moyens de contrôle et d'évaluation pour éviter que ces programmes ne se multiplient sous d'autres formes.
Pour aller plus loin, une étude de Carole Gilles Hezon, http://www.lesenfantsducanal.fr/quisommesnous/documents/le-travail-de-rue-a-la-croisee-des-chemins-veiller-sur-ou-surveiller/
Le 9 avril,
Entourage publie un droit de réponse à l'article de rue 89
Merci à Rue89 pour son article ! Nous nous réjouissons de participer au débat et de faire avancer la réflexion sur le rôle des riverains dans la relation avec les personnes sans-abri.
Toutefois, nous tenons à clarifier des points importants sur la question éthique, primordiale pour Entourage.
Notre application est en cours de construction : à chaque étape, des personnes actuellement ou anciennement SDF sont impliquées dans l'élaboration des fonctionnalités, à la lumière de leur expérience. Le témoignage d'Élina Dumont qui a vécu plusieurs années dans la rue, citée dans l'article, est suffisamment éloquent.
Entourage place au cœur de sa démarche le respect des personnes et leur droit à la vie privée. En particulier lorsque ces personnes sont en situation de grande vulnérabilité ou momentanément à la rue. Entourage est particulièrement attaché au respect de la Loi informatique et libertés. Les personnes sans-abri sont des populations fragilisées, et la rue est un monde violent : publier leur géolocalisation et partager des données sur elles revient à les exposer à un grand danger (vol, agression, viol).
À cet effet, nous rappelons que l'application NE PERMETTRA PAS à un utilisateur grand-public d'Entourage de :
- géolocaliser et publier ou visualiser des cartes de personnes sans-abri (qui n'existent pas dans Entourage)
- créer des fiches ou stocker des informations sur ces personnes.
Au-delà de la controverse, le but d'Entourage est de lutter contre l'exclusion relationnelle des personnes sans-abri : Cyril, une personne SDF consultée à l'origine du projet, nous dit que sur 3 000 personnes qu'il voit passer tous les jours, 2 seulement lui disent bonjour. Ne serait-il pas temps de changer notre comportement vis à vis de nos voisins de trottoir ?
Les personnes sans-abri " ne sauraient pas qu'autour d'elles il y a des professionnels de santé, des bénévoles " ?
Ce n'est pas vrai. Nous avons souvent beaucoup à apprendre d'elles en la matière.
Et pour ceux qui ne savent pas où les trouver, où s'adresser,
il faudrait tout de même que ceux qui souhaiteraient leur venir en aide
sache eux même de quelle manière et où le faire...