Bleue, verte, dorée.
Légère et transparente.
Limpide.
Une radieuse matinée d'été.
J'ai onze ans. La maison dort encore. Je suis sortie sur le balcon. Je veux voir si le temps est à la plage.
Dans Radieuse matinée, Annik Mahaim , millésime 1951, un bon millésime, raconte ses souvenirs d'adolescente, puis de jeune femme engagée, du début des années 1960 à la moitié des années 1970. Et ce qu'elle raconte a de l'intérêt non seulement pour ses contemporains mais aussi pour ceux qui n'ont pas connu ce monde révolu, où d'aucuns rêvaient de révolution.
Au début des années 1960, Annik est encore chez papa-maman, avec son frère. Ils habitent une maison, 46 chemin de Chamblandes, à Pully. Son père est cardiologue - on est médecin de père en fils chez les Mahaim - et sa mère est au foyer. Annik Mahaim est ce que l'on appelle alors une jeune fille de bonne famille.
Quand elle a treize ans, l'événement c'est L'Expo de 1964, à Vidy. Et le personnage principal en est la Machine à Tinguely, qui, aujourd'hui, quand elle y pense, lui semble avoir été la métaphore visionnaire d'un monde qui tournait à vide. Comme beaucoup de jeunes filles, elle écoute Salut les copains sur Europe 1 et lit Mademoiselle âge tendre...
Elle termine ses études secondaires au Collège de Villamont. Parmi ses lectures, il fait une grande rencontre, celle de Nadja d'André Breton: Enfin quelqu'un pour m'exhorter à récuser l'ordre prévu, à désirer une autre échelle de valeurs, et cela de la manière la plus romantique qui soit! A seize ans, elle connaît les premiers émois et ne connaît que la Méthode Ogino pour toute contraception.
Un film marque son jeune esprit, comme ceux de sa génération, West Side Story. En classe, elle lit L'étranger de Camus et son prof d'allemand lui fait aimer Kafka. Lors d'un camp de ski un jeune moniteur lui enjoint de lire Le Manifeste de Karl Marx: A chaque page, une révélation, à chaque page, une compréhension nouvelle des mécanismes économiques et politiques. C'est follement intelligent, magistralement clair.
Quelques semaines plus tard, elle milite aux côtés des trotskystes de la toute nouvelle Ligue marxiste révolutionnaire, LMR. Dans un sens, à sa manière, elle est, mais elle ne le sait pas, dans la lignée de ses parents, qui ne sont pourtant pas de gauche: elle s'indigne devant les injustices et la misère, en rêvant d'une société où les humains seraient égaux et fraternels et la culture à portée de tous.
Cet engagement durera six ans pendant lesquels elle vivra une véritable aventure intellectuelle, manifestera contre la guerre au Vietnam, contre le Shah d'Iran ou contre la dictature de Salazar au Portugal, collera des affiches, écrira des articles dans La Taupe, rédigera des tracts et comprendra que le débat puisse être libre en interne mais qu'il faille être uni dans l'action:
Mais avec le recul du temps, je me suis convaincue que l'obsession de la "ligne juste" dont nous souffrions était incompatible avec l'acceptation des différences, l'écoute réelle, le droit à la diversité au sein de l'organisation. Comment accueillir ce que disent les camarades d'une tendance, si l'on est rivé à la croyance qu'il n'y a qu'une façon de voir et qu'on la détient? si l'on considère toute opinion opposée comme un danger?
Deux ou trois ans après voir adhéré à la LMR, parallèlement, elle s'engage dans le Mouvement de Libération de la Femme, MLF, à Lausanne, dont elle partage les objectifs communs à toutes les femmes du mouvement: la lutte pour la contraception et l'avortement libre et gratuit (dans une note, elle précise que l'éducation sexuelle et l'accès à la contraception sont toutefois prioritaires), l'égalité des salaires, la mise sur pied de crèches:
Nous, les militantes du MLF, avons probablement été une sorte de "pointe d'iceberg", c'est-à-dire la partie la plus visible et la plus active (par là même la plus provocante) d'une société en pleine évolution, dont les moeurs et les mentalités bougeaient en profondeur.
Après ces années d'engagement viendra le temps des illusions perdues: elle apprend les horreurs de la Révolution culturelle chinoise et des Khmers rouges au Cambodge, le remplacement de la dictature iranienne par un totalitarisme théocratique, l'existence des boat-people qui fuit le régime nord-vietnamien... Changer le monde ne s'avère décidément pas possible et elle se sera désengagée juste avant, comme si elle l'avait pressenti.
Que fait-elle dès lors? Elle retrouve ses premières amours, c'est-à-dire l'écriture: Je veux parler de l'écriture sensible, de création, l'écriture de fiction qui fait profondément partie de moi et que je distingue de l'écriture militante, analytique, discursive ou polémique. C'est cette écriture qui sera sa chance et celle du lecteur, qui ne l'aura pas suivie dans ses engagements passés, ou qui ne la suit pas dans ses inclinations présentes: elle vote autant que possible à gauche, féminin et "vert".
Ces souvenirs, dédiés à son amie Michèle, dont les cendres ont été dispersées dans l'eau du lac, sont l'illustration de cette écriture sensible, qui relève de la création, sinon de la fiction:
L'autre jour je me suis baignée au large de Meillerie
je me suis demandée si un atome de toi m'effleurait
pour moi tu es devenue la Dame du lac
tes cheveux d'algues et d'eau
seyent à tes yeux émeraude
quand je flâne sur les rives je converse avec toi.
Francis Richard
Radieuse matinée, Annik Mahaim, 208 pages Éditions de l'Aire
Livre précédent:
Pas de souci! Au plaisir de lire (2015)