Comment élever un cabinet de curiosité réunissant des objets hétéroclites, insolites et remarquables au rang d’événement muséal ? Telle est la question à laquelle répondra peut-être l’étonnante exposition « Carambolages » qui se tient au Grand Palais jusqu’au 4 juillet prochain. Les habitués des ensembles thématiques, des rétrospectives, des salles de musées se montreront sans aucun doute déroutés par l’approche proposée. Se côtoient en effet, le long d’un parcours imposé, 185 objets, gravures, sculptures, dessins, peintures, céramiques de tous les continents et de toutes les époques dans une séquence continue, une œuvre étant supposée introduire la suivante par une affinité plus ou moins évidente qui touche à la forme, au sujet, à la matière, à un détail, à une symbolique qu’on ne saisit parfois qu’après mure réflexion. L’exercice se révèle d’autant plus déconcertant qu’aucun cartel ne vient fournir les informations nécessaires à situer ou comprendre l’objet devant lequel on se trouve. Seuls quelques (petits) écrans, en fin de séquences, renseignent les curieux.
Pour apprécier cette approche, le public, bousculé dans ses habitudes et ses doutes, devra congédier tout préjugé, tout sens chronologique, culturel, hiérarchique ou géographique, toute recherche de cohérence bref, tout ce qui lui a été enseigné auparavant. Les allées ne peuvent se parcourir qu’avec un œil neuf, dénué de filtres, faute de quoi l’incompréhension, voire l’agacement surviendront.
On a beaucoup avancé que ce parti-pris était original, novateur, mais il suffit de savoir ce qu’étaient les cabinets de curiosité du XVIIe siècle ou d’avoir visité le musée des Confluences de Lyon pour établir d’évidents parallèles. A Lyon, un grille-pain, un moteur diesel et une armure de samouraï voisinent ; le visiteur n’établit pas toujours facilement une connexion (pourtant très pensée en amont), mais chaque objet ou groupe d’objets présente un réel intérêt en soi. Au grand Palais, la scénographie obéit à un principe similaire. Certains fils conducteurs ne posent guère de difficulté (des formes se répondent, un point commun s’impose), d’autres peinent davantage à convaincre car le cousinage se révèle particulièrement éloigné, paraît parfois relever de l’arbitraire ou d’un goût douteux (comme le portrait d’Hitler par Théo qui suit une petite série consacrée à Napoléon).
Bien sûr, on pourra, dans une perspective qui rappellera le phénomène homo festivus mis en lumière par le regretté Philippe Muray pour mieux en fustiger le principe, penser que l’on tient là un espace ludique (mais très encadré) permettant au plus grand nombre d’aborder l’art sans a priori, sans timidité, comme un divertissement. On pourra imaginer jeter l’histoire de l’art aux orties en tant que carcan normatif ou nécropole de la création. On pourra cultiver le concept très politiquement correct de « l’art sans frontière » permettant de placer un poteau d’art premier et une toile de Boucher sur un même podium alors que leur esthétique et leur symbolique ne peuvent se comparer. Tout cela est à la mode - et donc très conventionnel. Vouloir démocratiser l’accès à l’art est une initiative indispensable, mais laisser le public sans aucun repère risque de devenir contreproductif. Ainsi, paradoxalement, l’absence de cartel ne permet qu’à une élite d’amateurs éclairés et d’historiens de reconnaitre au premier coup d’œil un dessin érotique d’Ingres, une gravure scatologique de Rembrandt ou une estampe d’Hokusai...
Le visiteur peut adhérer à la démarche proposée. Il peut tout autant la laisser de côté et tirer un grand profit de cette exposition. Car cette réunion d’œuvres atypiques, singulières, méconnues, offre de magnifiques surprises. Outre les dessins et gravures précités, on observera avec attention un très beau masque Malinké, L’Alchimiste de Joseph Heinz le Jeune (1650), Destruction de Sodome et Gomorrhe de Matthieu Dubus (XVIIe s), l’Allégorie des cinq sens de Bartolomeo Passerotti (fin XVIe s), si proche des Mangeurs de ricotta de Vincenzo Campi, la Jatte téton présumée avoir été moulée sur le sein de Marie-Antoinette, Les Avatars de Vénus de Jean-Jacques Lebel (2007), le merveilleux Chat de Giacometti (1951), le Portrait du duc de Biron en paon (XVIIIe s), une très pure Poupée de fécondité Ashanti (début XXe s) et le singulier Diptyque satirique (anonyme flamand, 1520-1530), jubilatoire pied de nez pictural.
On ne pourra enfin que recommander le très beau catalogue de cette exposition (RMN, 320 pages, 49 €), véritable livre-objet original et bien pensé qui contient les photographies des œuvres exposées dans un système de pages en accordéon et deux livrets dont l’un inclut toutes les notices qui font défaut à l’accrochage.