de Yannis Youlountas (extrait) Éditions Libertaires 2015
NE PAS CRAINDRE LES CRISES
La résignation courante est surtout aveugle. Elle ne voit pas l'horizon. Elle ne sait pas que l'utopie est déjà là, au berceau d'un autre monde, dans les ruines de l'ancien. Pour elle, l'affaire est entendue : il n'y a pas d'alternative. Il faut accepter, s'adapter, jouer des coudes. Tout ce qui s'oppose à cette logique est inutile et même nuisible. Le discours utopique est une menace à laquelle nous devons faire front avec nos carapaces endurcies, dans des existences puissamment balisées et cadrées de la naissance à la mort. Le divertissement nous sert de diversion et la consommation de carburant bien qu'en panne de sens.
Nous penchons pour le point de vue du pouvoir en lisant sa presse quotidienne et hebdomadaire jusque dans les salles d'attente ou à temps perdu sur Internet, et même sur nos lieux de vacances. Nous utilisons la plupart de ses expressions, formules, mots-valises, raccourcis et relayons par conséquent ses présupposés comme autant d'évidences. Nous feignons de débattre en échangeant ses lieux communs.
Notre langage véhicule également les préjugés diffusés par le pouvoir contre ceux qui résistent. Ces derniers sont forcément austères, tristes, rabâcheurs, irresponsables et désocialisés. Des qualificatifs qui retournent en miroir les critiques de ces derniers contre l'austérité, la gérontocratie, la tristesse incarnée et répandue, la répétition abrutissante d'un prêt-à-penser culturel et politique, l'irresponsabilité des pseudos responsables, et la casse sociale organisée par des hiérarques coupés du reste de la population. Dans ce ping-pong sémantique, les mots du pouvoir prennent le dessus, parce que la raquette médiatique est immense et pénètre tous les replis de l'existence.
La plupart de nos discussions ne sont qu'utilitaires et fonctionnelles. Pas question d'examiner la vie, mais au contraire d'assurer la survie. Avancer, coûte que coûte, même à reculons, d'autant plus que reculer, s'abaisser et inviter les autres à s'abaisser également est le meilleur moyen pour obtenir de l'avancement. Non seulement nous sommes résignés à survivre, mais nous répandons cette résignation autour de nous, par l'exemple de notre existence carapacée, front baissé, dents serrées et yeux grands fermés, dans un monde superficiel et répétitif où tout n'est qu'illusion.
Ce qui, parfois, interrompt brutalement ce sommeil politique, c'est une crise personnelle : deuil, séparation, chômage, changement de lieu, d'environnement, nouveau départ, parfois dans le cadre d'une crise plus globale. Dès lors, on s'allège, on pose sa carapace et des tas d'autres choses, objets futiles, fardeaux inutiles, opinions toutes faites, peurs paralysantes, préjugés aveugles. La crise devient le moment du jugement, le moment de vérité. L'imaginaire se libère, se décolonise, se réinvente à l'aune d'expériences inconnues, niées, négligées, raillées, mais un jour, enfin, explorées. Les mains se plongent dans les pages, les yeux dans les lignes, les lèvres dans les mots. Les phrases prennent un autre sens. Les idées se bousculent. Tout s'éclaire.
L'imaginaire déployé réveille le désir, favorise les alternatives et le choix d'un projet qui forge par conséquent la volonté et le courage, aux antipodes de la résignation. Plus besoin de carapace ni de diversion. Larguez les amarres ! Cap vers l'utopie !PRÉFÉRER LE DÉSIR À L'ESPOIR
Il existe, enfin, une autre forme de piège plus intermittent qui peut conduire à la résignation. Un piège qui ressemble exactement à l'inverse un soutien, une canne... Ce piège, qui fait des ravages parmi ceux qui luttent, c'est l'espoir.
Oui, vous avez bien lu : l'espoir. Car l'espoir et le désespoir sont les deux versants d'une même illusion. Au même titre que l'optimisme et le pessimisme, ils ne sont que des spéculations sur les perspectives de résultats, notamment celles que nous pouvons tirer de nos actes, qu'il s'agisse d'un profit personnel ou d'un résultat profitable à l'intérêt général. On réduit, dès lors, notre questionnement à ce qui est possible ou pas, à ce qui va arriver ou pas, au lieu de nous concentrer d'abord et avant tout sur ce qui est désirable. Les montagnes russes émotionnelles de l'espoir et du désespoir nous rappellent exactement celles que distillent les médias de masse. On s'excite, puis on s'avachit. On zappe. On se regonfle, on s'épuise, on se lasse. Et, dans les luttes, on passe son tour pour quelques mois ou années de fatigue et de résignation, sous le contrecoup de déceptions inévitables.
Pourtant, rien n'est joué d'avance. Tout est à faire sans croyance autre que le bien-fondé de ses choix à réexaminer régulièrement. Il n'est plus temps d'espérer ou de désespérer, mais d'écouter simplement nos désirs et de les suivre sans crainte. Ne plus spéculer sur nos perspectives de résultats. Ne plus s'abandonner aux aléas du marché des actes, quelles qu'en soient les cotations. Ne plus attendre. Repousser les ruses de la résignation. Désirer et agir, tout simplement.N'OBÉIR PLUS QU'À NOUS-MÊMES
Du haut de leurs citadelles, les seigneurs d'aujourd'hui et leurs gens savent que les temps sont venus, comme le savaient la plupart des puissants de l'Ancien Régime à la veille des soulèvements. Ce n'est pas à nous d'avoir peur. Ce n'est pas à nous d'hésiter. Ce n'est pas à nous de renoncer.
Il est temps d'arrêter de baisser la tête. Il est temps de sortir de nos vies bien rangées. Il est temps d'occuper les villes et les campagnes. Il est temps de bloquer, couper, débrancher tout ce qui nous aliène, nous opprime et nous menace. Il est temps de nous réunir partout en assemblées et de n'obéir plus qu'à nous-mêmes. Il est temps de détruire définitivement tous les pouvoirs et de déplacer tous leurs emblèmes et statues dans des musées de la tyrannie révolue, pour permettre l'occupation complète, permanente et définitive de toutes les places, d'un bout à l'autre du monde.
Chaque jour plus nombreux, par-delà nos différences, il est temps de chanter et danser la vie à réinventer, au-delà des ruines. Il est temps de lever nos verres ou nos poings vers les étoiles, dans le crépuscule des idoles, et de proclamer : « Que la fête commence ! »