Illustration I ©Petit Prince
Au printemps 1942, Antoine de Saint-Exupéry déprime. L’aviateur voudrait quitter les Etats-Unis pour aller combattre en Europe, mais son âge, 42 ans, et son statut d’écrivain national ne le permettent pas. Pour lui changer les idées, ses éditeurs américains, Reynal et Hitchcock, l’invitent à déjeuner à Manhattan. Là, entre deux plats, il griffonne des bonshommes sur la nappe en papier. Comme une plaisanterie, les éditeurs le poussent à écrire un conte qu’il illustrerait lui-même. "Saint-Ex" hésite, mais son entourage y voit une occasion de l’occuper. L’explorateur Paul-Emile Victor lui achète une boîte d’aquarelle, et sa femme Consuelo loue une maison à Long Island, en bord de mer près de New York.Là, Saint-Exupéry se prend au jeu. Il met dans son histoire une partie de ce qu’il a vécu : son crash dans le désert de Libye en 1935, le petit fennec qu’il a apprivoisé au Maroc… Et il écrit probablement en songeant à l’enfant que son couple n’aura pas eu. C’est d’ailleurs à Consuelo qu’il veut dédier ce conte, mais, dans le contexte de la guerre, elle lui suggère le nom du romancier Léon Werth (1878-1955). Antoine promet alors qu’à son retour il écrira un nouveau conte, qui s’intitulera La Petite Princesse…A l’automne 1942, le manuscrit est rendu à l’éditeur, puis Saint-Exupéry est affecté dans une escadrille basée en Sardaigne. Début 1943, le voilà parti en Europe, parti pour mourir. Saint-Exupéry ne verra jamais son conte publié. Il possédait seulement un jeu d’épreuves, qu’il avait emporté avec son paquetage. Mais, jusqu’à la mort de l’aviateur, en juillet 1944, Consuelo lui donnait des nouvelles du livre, qui remportait déjà un beau succès en Amérique.Une belle histoire d’amourLe Petit Prince paraît en France en avril 1946, près de deux ans après la mort de Saint-Exupéry, chez Gallimard, son éditeur depuis Courrier sud, en 1929. Il deviendra un phénomène planétaire : avant d’être détrôné par… Harry Potter. Il restera longtemps le troisième livre le plus vendu dans le monde après la Bible et Le Capital de Marx. C’est que Le Petit Prince, plus qu’un conte pour enfants, est d’abord une grande et belle histoire d’amour. La Rose, figure centrale du récit, c’est Consuelo. La fleur est "compliquée", "coquette", elle parle trop et tousse souvent -comme Consuelo, qui était asthmatique. Sur le petit astéroïde du prince se trouvent des volcans, comme dans le Salvador natal de Consuelo. Et, lorsque le petit héros parle de sa rose, difficile de ne pas entendre Saint-Exupéry évoquant son épouse : "Il y a une fleur… je crois qu’elle m’a apprivoisé".Contre la robotisation de la sociétéLe "programme" du Petit Princea fait sourire un temps les cyniques et les "modernes", mais sa petite voix de sagesse est devenue moderne à son tour, comme un juste retour des choses. Les lecteurs retrouvent à la lecture du célèbre conte leur capacité d’émerveillement et d’admiration qu’une société de plus en plus robotisée (Saint-Exupéry parlait de "termitière") tend à refouler, et même à réprimer. En ce sens, Le Petit Princeest une sorte de manuel anti-Facebook, puisqu’il honore la vérité des liens entre les êtres. Il se pose en garde-fou contre les errances de l’homme pressé, rappelle les vraies valeurs et le charme de l’enfance. Cette part intacte d’innocence, ainsi que ce retour à l’esprit de nature, est peut-être le plus beau message que nous ait laissé Antoine de Saint-Exupéry. Un message que l’on retrouve, en ce début du XXIe siècle, si chaotique, tant dans les expériences écologiques que dans l’éthique de la compassion, ou dans les médecines parallèles et spirituelles. Comme un rappel que le pilote-écrivain-jardinier, de son astéroïde où il a rejoint son Petit Prince il y a plus de soixante-dix ans, veille toujours sur nous. JB-M