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Les hommes du supermarché

Publié le 05 avril 2016 par Nicolas Esse @nicolasesse

J’entasse, systématique.

D’abord les produits lourds. Les produits emballés. Au fond. Les pâtes. Le riz. Tout ce qui est en boîte. Tout ce qui est rigide. Tout ce qui ne se déforme pas. Au fond. Ensuite, les fromages à pâte dure. Les yaourts. Le pain. Les pains. Six ou sept. Après, les légumes plus costauds, poivrons, brocolis, carottes, courgettes. Au-dessus, les fruits qui résistent aux chocs. Ensuite, sur le tapis, arrivent, suivant la saison, fraises, framboises, mûres, mangues, abricots, pêches, chair juteuses et peaux délicates juste à même de supporter le poids léger d’une laitue pommée ou frisée, ça dépend du moment, de l’envie et de l’appétit des enfants.

Sur le ruban, la salade arrive toujours en dernier. La salade, c’est fragile, vous comprenez.

Dans mon caddy, quatre sacs remplis à ras bord et non madame, je n’ai toujours pas ma carte de fidélité. C’est au moment de payer que j’y pense maintenant, chaque fois depuis quelques semaines, depuis ces deux colonnes écrites d’une main de femme à la dernière page d’un hebdomadaire que je lis depuis longtemps.
Deux colonnes.
Qui peuvent être futiles ou profondes. Deux colonnes pour raconter un fragment de vie, une histoire, un étonnement. Deux colonnes pour s’emporter, rire ou s’émerveiller. Deux colonnes agiles, aérées, aussi légères que l’air du temps.

Ces deux colonnes que je relis dans ma tête. Chaque semaine. Depuis quelque temps. À chaque fois que je paie mon dû à la caisse du supermarché.
Deux colonnes où elle parle des hommes. Les hommes. Les hommes qui font les courses. Les hommes s’égarent dans les allées. Les hommes ne savent pas où est le beurre et ne trouvent pas le jambon. Avec leur liste, les  hommes auraient besoin d’un plan. Les hommes handicapés de la tomate ou du stick de poisson. Constructeurs de navettes spatiales mais infoutus de faire la différence entre lait entier et lait écrémé. Les hommes, enfin, qui congestionnent, qui forment à la caisse un goulet d’étranglement, parce que les hommes justement, les hommes passent mille ans à ranger une brique de lait rectangulaire dans le ventre rétif d’un cabas à demi ouvert.
J’y pense maintenant, chaque fois que je passe à la caisse, chaque fois que je remplis mes sacs, le plus systématiquement possible, le plus rapidement possible, mes quatre ou cinq sacs, pour la semaine, pour mes deux garçons et moi, depuis dix ou douze ans.
Quatre ou cinq sacs remplissent un frigidaire et vendredi prochain, il n’en restera plus rien.

Je ne sais pas pourquoi ce texte m’a pincé jusqu’au sang. Peut-être parce que j’aime bien la femme qui écrit ces deux colonnes, son écriture, son regard amusé, elle est à la fois drôle et pertinente, malicieuse et intelligente et je crois que c’est ce qui m’a troublé. Elle était certainement pressée, en retard, et il y avait ce type à la caisse, ce type maladroit et lent, cet enfoiré, mais qu’est-ce qu’il fait purée ? Il prend son paquet de pâtes, voilààà, comme çaaaa. C’est bien. Maintenant, tu essaies de les mettre dans le sac. Mais d’abord, banane, il faut le déplier, le sac ! Maintenant, dépose le paquet de pâtes. Et le sac ! Tiens-le à deux mains ! Enfoiré ! Ah le con. Il ne va jamais y arriver. Il faut lui donner un mode d’emploi, faire venir le service clients. Cinq heures trente-cinq, je ne vais jamais y arriver. Mais bouge ton cul, enculé !
L’enculé bouge son cul. Lentement. Elle est au bord de l’altercation et puis non, finalement. Elle attendra sagement qu’il dégage, ce qu’il finit par faire, à regret, on dirait.

Le soir venu, il faut que ça sorte et elle écrit d’un jet. D’un cri, elle dit : « Les hommes sont. Les hommes font. » Elle est encore sur des charbons ardents. Mais le lendemain ?  Ou le surlendemain ? Elle a eu le temps de faire d’autres courses, de voir d’autres hommes. Elle a eu le temps de se reprendre, de relire le texte au calme, à tête reposée.

Les hommes sont. Les hommes font. Les hommes donc et moi, en négatif, je lis : « Les femmes sont. Les femmes font. »

J’ai toujours trouvé ça normal, mais, pour la première fois de ma vie, j’ai envie de revendiquer mon statut d’homme ménager, coursier, cuisinier, lavandier et repasseur. D’un seul coup, je hisse le grand pavois. Je m’assieds au sommet du grand mât. « Oyez, oyez braves gens, voyez ici le repasseur ! » Ça vous la coupe hein ! Repasseur, c’est très fort, encore plus fort qu’homme-élastique ou homme-canon. Repasseur, c’est l’homme bionique : passez Superman, Spiderman et Batman à la centrifugeuse, faites revenir le jus, laissez refroidir, incorporez les blancs d’oeuf battus en neige, déposez dans un moule chemisé et vous obtenez Ultraman : l’homme qui chasse et qui repasse.

Mais qu’est-ce que je raconte ? Je perds la tête ou quoi ? Le fer à repasser n’a pas de sexe. Il a juste besoin d’électricité.

On raconte vraiment n’importe quoi quand on est énervé.



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