Néantreprise, de Marc Estat

Publié le 05 avril 2016 par Francisrichard @francisrichard

Pour qui a travaillé dans des entreprises du secteur privé, petites et moyennes, aussi bien dans l'industrie que dans les services, le monde des grands groupes est un monde tout simplement inimaginable. Même si les pointes de ce monde émergent de temps en temps, comme des icebergs, à la faveur de contacts professionnels ou privés avec lui.

Ce monde est donc dans l'ensemble inimaginable. Marc Estat, qui a travaillé dans l'univers de la production de grands groupes industriels, avec Néantreprise, lève de nombreux coins du voile, ce qui permet de l'imaginer enfin ce monde, de manière tangible. Les côtés absurdes de ces grandes entités, entr'aperçus jusque-là, se confirment et sont plutôt comiques.

Il faut dire que le secteur de la production est peut-être le meilleur point d'observation de ce qui s'y passe, situé qu'il est à un carrefour obligé. On y rencontre en effet toutes les catégories de métiers et toutes les catégories de problèmes... "et toutes les absurdités qu'elles soient techniques, structurelles ou humaines, s'y trouvent ainsi concentrées, catalysées".

Le récit se présente sous la forme d'un journal, de la semaine 40 de l'année n à la semaine 18 de l'année n+1, avec une fin en semaine 0, une façon comme une autre de remettre les compteurs à zéro ou de néantiser... Au bout de quelque 40 semaines passées avec l'auteur, celui-ci peut être rassuré: son journal fait déjà du bien aux béotiens, alors il devrait en faire aux connaisseurs...

Si l'on excepte un stage de formation suivi à Genève par le narrateur pour devenir change manager et une visite d'une filiale à Washington, tout le récit se déroule en France: certaines des absurdités dont il est question sont proprement hexagonales et impossibles à transposer ailleurs, si d'autres absurdités sont tout de même internationales...

Au fil des jours, le narrateur évoque par exemple:

- les différentes sortes de réunions telles que le management visuel: "On peut résumer une session de management visuel en deux phrases: 1) C'est pas bien! 2) Il faut que..."

- les entretiens de recrutement et de recadrage: "Le but du recadrage est de dire à l'intéressé ce qui ne va pas; le but du recrutement est de voir ce qu'il ne dit pas."

- l'impossibilité de licencier quiconque, enfin presque: "Dans les grands groupes français, les directeurs sont les seuls membres du personnel à pouvoir être licenciés."

- les groupes de travail: "Un groupe de travail, contrairement à ce que le terme pourrait laisser croire, ne sert pas à travailler. Oh non! on l'utilise pour "accompagner le changement" quand on a pris une décision qu'on veut mettre en oeuvre en ayant le moins de résistance de la part des équipes."

- les grèves, of course (on est en France...): "Chez nous les jours de grève sont étonnamment calmes. Le management reste bien au chaud dans ses bureaux. Les opérateurs se cachent on ne sait où pendant le débrayage. Des réunions se tiennent à huis clos dans les locaux des diverses obédiences syndicales. Et, à la fin de la journée, chacun rentre chez soi, moins fatigué et plus détendu qu'à l'ordinaire.

- la construction de l'arbre des causes en cas d'accident, même bénin: "Au final, on se fiche complètement de savoir si la personne va bien: on cherche juste à remplir correctement l'ensemble des papiers sans rien oublier."

- le RPS, le risque psycho-social: "Dans certaines entreprises, les méthodes de management peuvent réellement mettre à mal les salariés. Mais certainement pas chez nous. Chez nous, ce sont surtout les salariés qui mettent à mal les managers."

- le harcèlement: "Depuis quelques années, tout le monde a envie (besoin) de se sentir victime d'un harceleur ou d'un manipulateur. Cela d'avère fort pratique, non seulement en permettant d'excuser ses faiblesses (je suis déprimée à cause de mon mari, je suis stressé à cause de mon chef), mais, en plus, en concédant le statut confortable de victime à plaindre."

- l'injonction paradoxale: quand par exemple on est responsable à la fois de la sécurité du personnel et de la tenue des objectifs de production et qu'ils s'avèrent incompatibles.

- l'entretien annuel: "L'entretien annuel est un placebo: il n'a d'intérêt que si l'on y croit."

etc.

Ces exemples, et bien d'autres du même acabit, à la faveur desquels l'auteur manie l'ironie avec bonheur (ce qui ne plaira pas à tout le monde, mais doit-on plaire à tout le monde?), dessinent le portrait de ce qu'il appelle la néantreprise, une entreprise où l'information circule vite, comme jamais dans l'histoire de l'humanité, mais où "les actes n'ont jamais été aussi lents"...

Deux dernières citations pour le fun, qui indiquent l'une et l'autre le moyen de s'en tirer:

"Quand on ne sait pas comment résoudre une situation, on délègue."

"Lorsqu'on envoie un message avec le directeur en copie, c'est simplement pour informer que la patate chaude a changé de camp."

Comme de juste, "les personnages et les situations de ce récit sont purement fictifs. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite". De toute façon les personnages sont affublés de tels sobriquets, archétypiques, qu'ils seraient méconnaissables, si jamais:

Qui Brille, Ice Cream, La Panthère, Pilote de Chasse, M. Non, M. Malchance, Le Parrain, Porc-Epique, M. Forez (qui travaille à l'usinage avec M. Copeaux...), M. Timide, M. Magie etc.

Francis Richard

Néantreprise, Marc Estat, 304 pages, Favre