Ce dont un poème doit témoigner, c’est ceci : ni du
sentiment luxueux d’une immunité personnelle, ni du côté bon genre et rassasié
d’un avocat de la société, mais de cette conscience en alerte d’un contemporain
tiraillé entre des conceptions contradictoires de valeur et de non-valeur.
Peter Rühmkorf
Peter Rühmkorf est mort le 8 juin dans la maison de campagne
du Schleswig-Holstein où il s’était retiré avec son épouse Eva-Maria depuis que
le cancer l’avait obligé de quitter sa maison située sur les rives de l’Elbe, à
Hambourg. Il était né le 25 octobre 1929, enfant naturel d’une institutrice et
d’un montreur de marionnettes. Il avait eu pour parrain le théologien
protestant Karl Barth. Après des études de lettres à Hambourg, il avait
participé à la création du mensuel de la gauche étudiante ouest-allemande, konkret.
C’est dans cette publication que j’ai d’ailleurs lu, au début des années
soixante, ses premiers articles sur la poésie. Dans ces chroniques intitulées
« L’abattoir de poésie de Leslie Meier », il faisait déjà preuve
d’une très grande compétence en poétique et d’un remarquable talent de
polémiste. Engagé dans le mouvement de la gauche extra-parlementaire, il est
alors, avec Enzensberger, l’un de ces jeunes gens en colère contre l’étouffant
climat de restauration qui marque les années Adenauer. Pendant quelques années,
il sera lecteur aux éditions Rowohlt avant de se consacrer complètement à son
œuvre. Celle-ci comprend de nombreux titres de poésie, des essais ainsi
qu’une sorte de volumineux journal. Quelques semaines avant sa mort il publiait
son dernier recueil, dont le titre exprime bien son approche sarcastique du
lyrisme poétique : Paradiesvogelschiß (Crotte d’oiseau de paradis).
De très nombreux prix littéraires lui ont été décernés, dont le plus
prestigieux, le Prix Georg Büchner. Le lendemain de sa mort, on apprenait que
le prix littéraire d’humour grotesque de la ville de Kassel lui sera attribué à
titre posthume. À l’annonce de sa disparition, de nombreux poètes allemands qui
comptent (Durs Grünbein, Volker Braun, Hans Magnus Enzensberger, Hans-Ulrich
Treichel notamment) ont salué l’importance et la singularité de son œuvre dans
la littérature allemande contemporaine. Enzensberger conclut ainsi son
hommage : « il était si intimement attaché aux mamelles de notre
langue qu’il se trouva peu de téméraires pour traduire ses vers dans les
idiomes de Paris, New York et Pékin. Mais nous, qui restons après lui, pouvons
nous consoler en nous disant : c’est encore plus dommage pour tous ceux
qui ne comprennent pas l’allemand ! Il est donc et restera nôtre. »
C’est effectivement la constatation que l’on peut faire en France : à ma
connaissance, il n’existe aucun livre de Rühmkorf traduit ici. Il y a un quart
de siècle, dans le numéro 89-90 de la revue action poétique où j’avais
rassemblé des poètes de langue allemande, nous avions donné à lire quelques
poèmes de Peter Rühmkorf. Almuth Grésillon et moi le présentions ainsi :
« En dépit de l’audience qu’il connaît en République fédérale, Peter Rühmkorf
est pratiquement inconnu en France. Cela peut s’expliquer en partie par sa
poésie : souvent baroque, elle combine d’une part références littéraires,
allusions à un hors-texte pas toujours familier à un étranger, néologismes
propres à la société actuelle, jargon des mass-média ; d’autre part cette
poésie se distingue par un travail sur le matériau de la langue en jouant avec
elle et en se jouant d’elle : innovations au plan de la rime, créativité
lexicale, réactualisation du sens originel des mots. Tout cela rend une
entreprise de traduction assez problématique. En dehors de ses livres de
poèmes, Rühmkorf a également publié de nombreux essais sur la poésie, qu’il
s’agisse de ses aspects techniques (la rime, par exemple), de son rapport à la
politique ou bien d’une de ses manifestations les plus profanes et les plus
populaires : celle des Volkslieder, des comptines ou des slogans
publicitaires détournés en refrains obscènes ou contestataires ».
Lorsque j’avais demandé à Peter Rühmkorf l’autorisation de faire traduire
quelques-uns de ses poèmes pour le numéro de notre revue, il m’avait aussitôt
répondu favorablement, ajoutant toutefois qu’il serait sans doute impossible de
traduire des poèmes rimés. Et pourtant Claude Adelen, dans la version de ce
poème que je donne à lire pour conclure, me semble avoir relevé le défi d’une
manière convaincante.
Tremble et serre les dents
Or donc : à qui premier, à qui deux, qui ter,
A tous les insensés, les réfractaires,
A peine debout, déjà chancelants,
Hier incendie et demain en cendres :
Tête, en tête de mort qui vas descendre,
Tant que tu vis, tremble – et serre les dents
Ils nous empestent l’eau, l’air et la terre,
Hardi progrès ! Vite ! pater noster –
Avant qu’ils te possèdent, toi, avant
D’être pris, de marcher dans leur combine,
Attendant que l’or couvre la vermine,
Tant que tu vis, tremble – et serre les dents !
Bravo ! comme les vivants se frottent !
Toujours le cœur et les reins sous la botte ;
Qu’est devenu l’amour, le cœur, le cran ?
L’accroupi veut voir les autres par terre.
(Au fond à quoi bon tellement t’en faire)
plus redouté, plus vrai, le danger semble,
tant que tu vis, tremble, - et serre les dents !
Sans rien savoir de la victoire, - effort !
À bâbord Scylla, Charybde à tribord,
Le cours de l’Odyssée est fluctuant,
Perpétuellement afflue l’enfer,
Et toi dedans, cherche-les donc, tes frères !
Ensemble la nuit, le péril ensemble,
Prompt et pressant,
Tant que tu vis, tremble, - et serre les dents !
Contribution d'Alain Lance