Tristesse. Né à Amsterdam, mort à Barcelone. Certaines épitaphes prennent parfois des détours symboliques et laissent à ceux qui les récitent un arrière-goût de nostalgie à chaque mot prononcé. La mort de Johan Cruyff, la semaine dernière, à l’âge de 68 ans, a réveillé en nous quelque chose qui tient plus de la philosophie que de la mythologie, comme si cette disparition du génie du football mondial appelait à la réflexion la plus intense sur ce sport même, en forme d’hommage modeste, forcément modeste, par ceux qui exercent la pensée à la fidélité ou qui aiguisent la fidélité par la pensée. Car, avec Cruyff, le football n’était pas du football et le sport autre chose que du sport. Ce que le Néerlandais emporte avec lui, ce n’est pas son monde propre, unique et brillant, c’est aussi un peu le nôtre, celui que nous avons construit depuis quarante ans et qui épousa de tous temps un peu de ses empreintes. L’ampleur de notre tristesse dit l’irremplaçable. Et depuis quelques jours, notre mémoire se brouille à son évocation. L’idole absolue des années 1970, à l’Ajax d’Amsterdam puis à Barcelone, avant de devenir le plus grand entraîneur de tous les temps, n’était pas qu’une icône à l’esthétique et à la technique uniques en leur genre, mais bien, par-delà les travers d’une personnalité atypique, l’un de ces penseurs qui rendent la vie meilleure et donnent sens aux actions collectives les plus banales. Bien sûr, il ne s’agit là que de sport et de ballon rond, et les raisons ne manquent pas de nous détourner de ce spectacle outrageant de puissance communicative et de fric capté par quelques mains, penser qu’il n’est plus qu’un théâtre désenchanté, l’antre piétiné d’une humanité de contrebande hantée par la légende mythifiée de héros de pacotilles transformés en produits survitaminés.
Oui, ce sport-là est malade de ses excès, éventré par l’importance que nous lui accordons, gangrené par le monde marchand. Mais, au cœur même du football, cette «religion laïque du prolétariat», comme l’affirmait l’historien Éric Hobsbawm, rares sont les hommes qui peuvent revendiquer une plus grande influence depuis sa création, à la fin du XIXe siècle. Johan Cruyff a en effet laissé la trace la plus fondamentale. Il fut l’architecte du jeu moderne. Le révolutionnaire total, dont le concept tenait en une phrase: «Dans mes équipes, le gardien est le premier attaquant et le buteur, le premier défenseur.» Le football total. Auquel il convient d’ajouter le reste, tout le reste, les passes, l’utilisation des espaces, le mouvement perpétuel, la solidarité, l’art du collectif porté au rang de style de vie. «Jouer au football est très simple, mais jouer simple au football, c’est la chose la plus difficile qui existe», disait-il.
Rêves. L’héritage a de quoi nous souffler. L’Ajax, les Pays-Bas, le Barça, l’Espagne… sans parler de Lionel Messi, qui porte le style Cruyff jusqu’en son côté enfantin dans l’ivresse du jeu pour le jeu, du beau jeu pour le plaisir du jeu. Cet héritage, autant le dire, a presque valeur politique, ou plus exactement un petit concentré d’élaboration politique. Sur un terrain ou sur le banc de touche, qu’a donc véhiculé Cruyff, sinon l’idée d’un sport au service des hommes, offensif et spectaculaire, celui dans lequel une équipe s’épanouit comme un collectif solidaire, dans lequel tout homme quête sa part de bonheur à jouer en fonction des autres et pour les autres? Avec Cruyff dans les parages, nous n’étions jamais livrés à nous-mêmes. Sachez-le: une passe voulue par lui était toujours un pari sur la liberté de ses équipiers. Donner. Recevoir. Rendre. Pour mieux libérer la créativité de l’autre et se libérer soi-même. Qui dit mieux? Voilà ce qu’il nous a inculqué. Voilà pourquoi nous aimions Cruyff comme nous aimions notre enfance, avec insouciance et regret, car nous passons une partie non négligeable de notre vie à la regretter, cette enfance du temps des pattes d’éléphant, des ouvriers dans les stades et des sportifs qui avaient une autre gueule et encore des rêves démesurés.[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 1er avril.]