- On savait que cela allait éclater. La question était simplement de savoir où et quand. Ce qui m'a surprise, c'est que les attentats ont eu lieu très vite après l'arrestation de Salah Abdeslam [recherché depuis les attentats du 13 novembre 2015 en France, il a été arrêté à Molenbeek le 18 mars]. C'est une opération de vengeance. Les signaux d'alarme étaient là. On peut être choqué, mais pas surpris.
- Vous écrivez que votre enquête dans les milieux islamistes radicaux n'a pas été prise au sérieux par les autorités belges...
- Je me suis heurtée au mur du politiquement correct. En France, vous connaissez le même phénomène. On ne peut pas nommer les choses négatives quand cela concerne l'islam, l'intégration, les musulmans et l'émigration, sans être traité d'islamophobe et de raciste. En politique, on a peur de cela. Il y a aussi une sorte de laxisme, notamment à Molenbeek, avec un clientélisme calculé de la part des partis envers les électeurs belgo-marocains vivant dans cette commune. Il existe aussi du néocolonialisme, qui est devenu une industrie où la plupart des personnes qui travaillent sur ces thèmes ne sont pas issues de l'émigration et ne savent pas ce que signifie subir le paternalisme.
- Vous dites être ressortie de votre immersion à Molenbeek avec davantage de questions qu'auparavant...
- Je suis entrée à Molenbeek d'abord pour confirmer les rumeurs sur le nombre d'islamistes radicaux et de djihadistes, revenus d'Afghanistan, de Tchétchénie ou d'Irak, qui y vivaient, mais aussi pour en savoir plus sur les recrutements, les prêches, les imams, les publications extrémistes. J'ai vu ces signes alarmants et j'en suis sortie avec une interrogation: comment peut-on les laisser faire?
- Pourquoi les pouvoirs publics ont-ils laissé cette situation se dégrader?
- Je crois que les autorités ne voulaient pas croire ce qu'il s'y passait. Elles ne voulaient pas comprendre. Par exemple, le Centre islamique belge, fondé en 1997 et dirigé par le cheikh syrien Ayachi Bassam, était connu pour être un centre de recrutement djihadiste. Le gouvernement fédéral le savait, mais n'a réduit qu'une partie de ses activités sans jamais le fermer définitivement.
- La Belgique est donc devenue une terre de djihad?
Elle l'est depuis longtemps. Les connexions entre Molenbeek et les attentats de Madrid [le 11 mars 2004], du Musée juif de Belgique à Bruxelles [le 24 mai 2014] et la tentative d'attentat dans le Thalys [reliant Amsterdam à Paris, le 21 août 2015] sont anciennes. Notons aussi qu'il existe un grand nombre de Belges partis faire le djihad en Syrie. On aurait dû tirer le signal d'alarme.
- Quelle responsabilité ont l'Arabie saoudite, le Qatar et le Koweït dans ce phénomène à Molenbeek?
- Ils y exercent une influence importante à travers l'idéologie extrémiste du wahhabisme qu'ils disséminent. J'ai eu sous les yeux des publications où il est clairement écrit qu'il faut tuer les mécréants et les juifs. Que les femmes doivent rester voilées et ne pas sortir de leur foyer. La loi islamique l'emporte sur la loi démocratique. On ne croit pas à la démocratie, la souveraineté politique est inférieure à celle d'Allah. C'est le contenu de toutes les lectures. Elles sont diffusées dans les mosquées légales ou clandestines, les librairies, les sièges d'associations de la commune. C'est un totalitarisme très visible dans la vie publique de Molenbeek.
- Etes-vous retournée à Molenbeek depuis votre enquête de 2005? Si oui, avez-vous observé des changements en onze ans?
- J'y suis allée le week-end du 19-20 mars, peu après l'arrestation de Salam Abdeslam. Les habitants de la commune éprouvaient un réel soulagement, ils en avaient marre de vivre sous pression permanente. Depuis les attentats de Paris, en novembre 2015, il n'y avait plus de vie normale à Molenbeek, les médias internationaux les mettaient en état de stress.
La situation n'a pas vraiment changé à Molenbeek depuis 2005, sauf les profils des djihadistes. A l'époque, c'était des jeunes de la rue qui n'étaient pas, ou peu, éduqués, sans emploi ni diplôme, mais avec un casier judiciaire très fourni. Aujourd'hui, le profil s'est diversifié. Les djihadistes sont des grands ou des ex-petits délinquants. En flamand, on parle de gangsterislam. Quant aux destinations du djihad, elles ont changé. A l'époque, les candidats partaient en Afghanistan ou en Tchétchénie sans revenir en Belgique. Maintenant, ils partent pour la Libye, l'Irak, la Syrie, avec l'idée de revenir commettre des attentats en Europe.
- Comment faire pour réintégrer du civisme à Molenbeek?
- Le problème ne touche pas seulement Molenbeek, d'autres communes, comme Anderlecht, sont concernées. On a essayé de fermer des mosquées clandestines il y a quelques années, mais ce sont des maisons, des garages et des hangars que l'on ferme plutôt que des lieux de culte. Par ailleurs, il faut absolument investir dans l'éducation et les écoles pour que les enfants puissent devenir des citoyens critiques. Il est également nécessaire de montrer une voie à ces jeunes. Ils sont niés, négligés et perçus comme des "petits cons", alors qu'il s'agit de jeunes auxquels il faut donner de l'espoir. Ces jeunes radicalisés sont minoritaires et isolés à Molenbeek, mais ils vivent tous sous l'emprise d'une idéologie totalitaire. L'organisation Etat islamique a réussi à se connecter à ces jeunes. Or, il n'y a plus d'idéologie collective en Europe. Personne ne croit plus à rien, sauf à l'individualisme et au libéralisme, Daech [acronyme arabe de l'Etat islamique] en tire profit et propose du sens collectif.
- Vous évoquez une possible révolution des femmes... Dans quel sens ira-t-elle?
- On aura le meilleur et le pire. Les femmes s'engagent dans la société. Elles veulent réussir dans la vie intellectuelle et cela se traduira par des signes positifs - des femmes insérées professionnellement avec des postes et des salaires corrects -, mais aussi des signes négatifs, puisque il y a de plus en plus de femmes radicalisées. A ce rythme, il y aura bientôt des femmes kamikazes, mais aussi d'autres qui détiendront des rôles plus importants dans les réseaux djihadistes. Si les femmes prennent cette double trajectoire contradictoire, on va au-devant de sérieux problèmes. Les femmes éduquent leurs enfants avec cet esprit de radicalisation. La femme pourrait alors devenir la première école du djihadisme.
- En quoi considérez-vous que les parents issus de l'immigration et installés à Molenbeek ont une part de responsabilité dans la dérive d'une frange des nouvelles générations?
- Il faut voir l'éducation inculquée par les parents et les familles dans leurs foyers. Il existe chez ces familles une grande fixation sur le Proche-Orient, au détriment de l'Europe. Elles regardent beaucoup les chaînes de télévision satellitaires arabes, ce qui les éloigne des sociétés occidentales où elles se sont établies. Autrement dit, physiquement, ces familles se trouvent en Belgique, mais, mentalement, leurs esprits sont au Proche-Orient ou au Maroc. A propos de l'éducation, il existe dans ces familles des tabous, notamment sur ce qui se rapporte aux femmes. A force de regarder ces chaînes satellitaires qui véhiculent une forme de haine à l'égard des juifs et des Occidentaux, un sentiment de rejet s'installe dans ces familles. Cela explique un aspect de la radicalisation. Cependant, ce qui est frappant, c'est de s'apercevoir qu'il existe aussi depuis quelque temps dans ces familles un mouvement social de retour au Maroc, à cause du racisme anti-musulman en Occident, mais aussi parce que le Maroc devient un marché attractif.
- Quel est l'avenir pour ces individus gagnés par l'islam radical?
- Il n'y a pas que des individus désocialisés. Il existe aussi des personnes éduquées et convaincues par les idées radicales, car elles ne se sentent pas acceptées dans la société belge en raison de facteurs socio-économiques et identitaires. En ce qui concerne leur avenir, c'est la grande inconnue. Si nous restons aveugles à ces perspectives et hermétiques à la construction de leur identité, cette inconnue deviendra un grand chaos. Je reste très pessimiste.
- A Molenbeek, la majorité silencieuse des musulmans est modérée. Quelle est sa marge de manœuvre pour lutter contre l'islamisation de la commune?
- Cette majorité silencieuse ne se sent pas soutenue. Si elle parle, on dit qu'elle exagère ou même qu'elle est raciste ou islamophobe. J'en ai fait l'expérience. D'autres avant moi ont lancé le débat, mais les autorités et les partis ne veulent pas ouvrir cette boîte de Pandore, car ils ont peur: que faire avec notre identité et que faire avec notre neutralité? Ce sont les questions que les Belges se posent, sans avoir de réponses.
- Vous écrivez que le fondamentalisme est différent de l'extrémisme. Que voulez-vous dire par là?
- Le fondamentalisme n'est parfois que l'antichambre de l'extrémisme. A Molenbeek, il y a des individus qui sont très pieux mais restent non violents. Ils sont plus nombreux que les djihadistes. Il existe certes un risque de les voir basculer dans le djihad pour des raisons géopolitiques (la situation en Palestine, en Irak, en Syrie...). En Europe, les gens sont choqués par les attentats de Paris et de Bruxelles mais, à Molenbeek, la communauté musulmane reçoit des chocs quotidiens en raison de la violence des conflits au Proche-Orient.
- Que préconisez-vous de concret pour enrayer l'islamisme radical en Belgique?
- Je crois vraiment que l'Europe doit travailler sur un projet de création d'un nouvel "isme" collectif afin d'intégrer tout le monde dans un grand récit européen.