C’est sur ce DVD en forme d’hommage que je me baserai pour présenter les éléments ci-dessous. Jean Fourastié est né en 1907, dans un village de la Nièvre. Cette date et cette origine ne sont pas sans conséquence sur l’œuvre future de notre auteur. Avant 1914, en effet, le monde était tout à fait différent de celui que nous connaissons à présent. Il n’avait pas encore connu toutes les évolutions qui nous sont aujourd’hui familières, sur les plans à la fois technologique, industriel, sociétal, ou même des connaissances ; une France essentiellement rurale, sans voitures ou presque… Le grand économiste nous dit : « Mon cerveau s’est formé dans le monde des hommes qui pensaient peu, ne lisaient guère et n’écrivaient pas » Issu d’une famille très modeste de paysans très pauvres, dans le Lot, il dit avoir pris conscience, à l’école, qu’il était de même niveau que des enfants de gens riches, et capable d’avoir son Bac, puis de devenir ingénieur. Ce à quoi il parvint effectivement. Il a, par la suite, évolué dans des ministères et s’est fait remarquer par Jean Monnet après avoir écrit un ouvrage sur L’économie française dans le monde. Il est alors entré au Commissariat général au Plan. Il fut également professeur au CNAM et à l’EHESS. Élu en 1968 à l’académie des Sciences morales et politiques, il devint en outre membre de l’Institut. Une approche de recherche différente et paradoxalement peu répandue À travers des extraits d’émissions de télévision, invité successivement par Bernard Pivot, Georges Suffert, Jean-Louis Servan-Schreiber, ou encore lors d’un débat organisé avec Georges Friedman, on le voit dénoncer le manque de clarté de ceux qui écrivent, tout en reconnaissant la difficulté d’être réellement compris lorsqu’on est trop clair. Il affirme ainsi : « L’homme a une énorme difficulté à découvrir ce qui est simple. » Or, c’est là une idée qui lui est chère et le guidera tout au long de sa vie : la volonté farouche de comprendre, au-delà de son appétence pour l’Économie, ce qu’est l’Homme. Béatrice Bazil, co-auteur de l’ouvrage « Le jardin du voisin », portant sur les inégalités en France aux XIXème et XXème siècles, en particulier durant les Trente Glorieuses, explique que pour dire des choses scientifiques et correspondant à la réalité, il faut partir de l’observation des faits, des statistiques, de séries de prix, de salaires, plutôt que se reposer sur des préjugés, l’actualité brûlante ou des déclarations d’hommes politiques. Jacques Marseille, évoquant ses souvenirs du célèbre économiste dit ceci : « Ce qui m’a le plus impressionné chez Fourastié est sa façon de partir du détail pour arriver au général. » Il avait, qui plus est, une vision à la fois rétrospective et prospective. Georges Liébert (éditeur-écrivain), qui a lancé la collection « Libertés 2000 », autour en particulier de Jean-François Revel, le grand non-conformiste de l’époque, a publié dans cette collection qu’il qualifie elle-même de « non conformiste », le livre de Jean Fourastié sur La réalité économique – Vers la révision des idées dominantes en France, ouvrage écrit avec beaucoup de clarté et un grand sens de la pédagogie, selon lui. L’idée essentielle développée est que nous sommes mal informés. D’où la démarche qui consiste, pour lui, à tenter d’expliquer le réel en s’intéressant aux interactions entre l’économie et d’autres disciplines (anthropologie, sociologie, etc.) qu’il pense indissociables pour tenter de comprendre les phénomènes. Démarche qui repose, en grande partie, sur la grande curiosité intellectuelle qui était la sienne. Comprendre le monde présent et les ressorts des mentalités humaines Avant que nous ne connaissions l’abondance, l’économie était beaucoup faite de disettes et de famines. « Il appelle « morale du peuple, une morale qui a permis à l’humanité de durer ; c’est une morale de la patience, de la soumission, du sacrifice, une morale dure, à l’image d’un monde inconnu. La facilité économique engendre, elle, un optimisme à la petite semaine, qui dispense de préoccupations morales. » » S’étonner toujours de tout est ce qui lui fait découvrir le sens des choses. Jacques Marseille remarque que sa méthode, plus très courante et n’ayant plus le vent en poupe à une époque où on cherche à tout mathématiser et où l’économétrie, déjà, régnait en maître, consiste à partir des faits, des statistiques, à partir de l’observation du réel. C’est ainsi que Jean Fourastié cherche à mettre en lumière les liens entre le progrès économique, issu du progrès scientifique, qui se traduit lui-même ensuite en progrès technique, avant de déboucher plus tard peut-être sur le progrès social. Mais de manière moins évidente que le progrès économique. Si ce dernier a permis très rapidement (Trente Glorieuses) de consommer beaucoup plus grâce à un pouvoir d’achat en très forte croissance, pour autant on n’est pas forcément plus heureux, dans la mesure où chacun a tendance à toujours comparer avec celui qui a plus ou mieux que lui. Et c’est là l’une des désillusions exprimées par Jean Fourastié. On est, en effet, entrés dans une « civilisation de désirs indéfinis, de consommation croissante ». Et on ne se rend plus vraiment compte de tout ce que l’on peut acquérir de plus que dix ans auparavant. Car cela paraît « peu de choses, à côté de la revendication, de l’agitation, de la contestation, dans lesquelles nous mettons tout notre poids. » Les inégalités diminuaient, mais plus une chose désagréable diminue, plus ce qu’il en reste devient insupportable. Tant que l’on ne pouvait pas se comparer, on n’y songeait même pas. C’est à partir du moment où cela devient possible que cela devient douloureux. Finalement, et paradoxalement, la vie devient beaucoup plus superficielle qu’avant, à mesure que la pauvreté absolue est vaincue. Une autre conception du monde et de la vie Le DVD comporte ensuite un passage très intéressant sur l’évolution phénoménale des modes de vie et des mentalités qui les accompagnent, à travers la comparaison entre deux femmes du même âge, mais à deux époques différentes, pourtant pas si éloignées. Contrairement au monde plus ancien (celui qui précède immédiatement les Trente Glorieuses et la guerre), bien plus dur d’un point de vue physique et matériel, où on cherchait à effectuer son devoir avec courage et où la pensée était plus stable, plus structurée, la morale plus profonde, où les femmes avaient, de fait, « une personnalité fruste et forte », et étaient guidées par une « ardeur de vivre », dans le cas de la société contemporaine, la femme cherche avant tout à ressembler, à faire comme les autres : rechercher son plaisir. Elle subit un véritable « bombardement d’informations disparates et éphémères. Dans son cerveau règnent un nombre fantastique de données, mais elles sont fugitives et sans structure. » L’énergie cérébrale est vingt fois plus forte, mais les circuits de son cerveau sont instables et mal coordonnés ; son cerveau n’a plus le temps de méditer et parfois elle ne sait plus pourquoi elle vit. L’homme, finalement, avec sa relative richesse matérielle, est désemparé sur le plan moral. Il n’a plus de représentation du monde, ni de sa dimension tragique. Fourastié souhaitait donc la réconciliation entre ces différentes dimensions. Ce qu’il appelait « la religion du troisième millénaire ». Il a, semble-t-il, été frappé et déçu par le fait que les Trente Glorieuses, qui correspondaient à une période de triplement des niveaux de vie, ait été une période de hargne sociale intense et d’insatisfaction. Le progrès matériel n’a pas amené plus de bonheur, peut-être au contraire, alors même que la misère a reculé. La grande leçon à retenir est peut-être, finalement, que ce n’est pas en cherchant le bonheur qu’on le trouve, c’est au contraire en s’oubliant. Et ceci est lié à une conception du monde…
- Jean Fourastié, Les trente glorieuses, Fayard, 290 pages