Le présent seul compte.
Chaque matin, assise à la table du petit déjeuner installée sur le trottoir, je vois passer à la même heure, la même jeune Annamite♦ reconnaissable à son habit traditionnel, portant sur son épaule une tige de bois où se balancent des plateaux de paille chargés de fruits frais.

Bientôt suivie par une autre jeune Annamite chargée de curieux tubes de bambou noircis, tressautant aux extrémités de sa palanche
- Qu’y a-t-il dans ces tubes de bambous ?
Le gérant de « La Java Bleue », un jeune Khmer père d’une adorable petite fille d’à peine deux ans, qui va et vient entre les clients, les saluant d’un geste des mains jointes, m’informe qu’ils contiennent du jus sucré des palmiers à touffes hautes, appelés rôniers.
- Il est récolté du matin, en incisant le haut du tronc. On s’en sert de la même façon que le sucre de canne.
Quelques minutes plus tard, à la même heure qu’hier matin, le même tuk tuk attend ses passagers au même endroit.

Le même marchand ambulant au panier de plastique rouge réveille le chaland.

Puis, apparaît le même cycliste aperçu hier au moment du petit déjeuner. Il passe devant l’hôtel et tourne à gauche. L’homme, un Européen âgé, de haute stature, porte une longue queue de cheval tressée. Sa couleur filasse tranche sur le hâle de la peau ridée de son dos largement découvert par un marcel très échancré.
Les petits moines font alors leur apparition, bol à aumônes caché dans les plis de leurs robes safran. La laverie d'en face vient d'ouvrir. Hier, aucune offrande n'y fut déposée. Aujourd'hui non plus. Indifférents, les enfants continuent leur quête matinale à chaque porte ouverte de ces bâtiments datant de la colonisation et que Marguerite Duras appelait "compartiments chinois". Les Chinois, en effet, nombreux à s'être établis dans la région, avaient fait construire leurs demeures d'après un modèle unique répandu dans toute l'Asie du Sud-Est: une coursive offrant de l'ombre et donnant sur des pièces en enfilades, profondes et sombres.

Enfin, un chien noir s’installe au milieu du carrefour et semble régler la circulation inexistante.

Et la rivière, au bout de la rue, coule inlassablement, descendant du Bokor, partageant ses eaux en deux bras pour rejoindre la mer. A leur intersection, un village de pêcheurs chams et un temple au toit d'or reconstruit sur les ruines de l'ancien édifice mis à sac par les Khmers rouges.

Editions Desclée de Brouwer, p 67
