Un film de: Hou Hsiao-Hsien
Avec: Shu Qi, Chang Chen, Fang Yi Sheu, Satoshi Tsumabuki
Taïwan, 2015 Prix de la mise en scène - Festival de Cannes 2015 Chine, IX siècle. Nie Yinniang revient dans sa famille après de longues années d'exil. Son éducation a été confiée à une nonne qui l'a initiée dans le plus grand secret aux arts martiaux. Véritable justicière, sa mission est d'éliminer les tyrans. À son retour, sa mère lui remet un morceau de jade, symbole du maintien de la paix entre la cour impériale et la province de Weibo, mais aussi de son mariage avorté avec son cousin Tian Ji'an. Fragilisé par les rebellions, l'Empereur a tenté de reprendre le contrôle en s'organisant en régions militaires, mais les gouverneurs essayent désormais de les soustraire à son autorité. Devenu gouverneur de la province de Weibo, Tian Ji'an décide de le défier ouvertement. Alors que Nie Yinniang a pour mission de tuer son cousin, elle lui révèle son identité en lui abandonnant le morceau jade. Elle va devoir choisir : sacrifier l'homme qu'elle aime ou rompre pour toujours avec " l'ordre des Assassins ".Annoncé depuis huit ans, The Assassin marque le retour du grand maître Hou Hsiao-Hsien avec un film dont l'origine remonte à bien plus loin encore. Imaginé dès la fin des années 1990 et rêvé depuis sa jeunesse, l'histoire du film rencontre celle du cinéaste qui, de son enfance et la découverte de la nouvelle de Pei Xing, Histoire de Nie Yinniang, à la mise en chantier du projet, tous deux ont grandi, vécu et vieilli ensemble. C'est dire si ce désir de film revient de loin et a sans doute façonné le cinéaste. De là sans doute se dégage le sentiment d'un aboutissement total lors de la rencontre avec le film. Chef d'œuvre d'une beauté foudroyante, The Assassin se pose en nouveau jalon du " wu xia pian " (film de sabre chinois), héritier direct de A Touch of Zen de King Hu. Le film est pourtant bien loin de ce que l'on pouvait imaginer, issu d'un genre très populaire en Chine et parfois récupéré et exporté en Occident. Malgré un tournage chaotique et une période de post-production interminable, le film atteste de l'exigence et d'une liberté de gestes totales du cinéaste, qui ne cède pas un pouce de terrain à la possible rentabilité d'un film de genre à gros budget. Aucun compromis donc. The Assassin reste avant tout un film de Hou Hsiao-Hsien. D'où le refus du " monumental ". C'est un sentiment prégnant à la découverte du film et qui ne cesse de se confirmer aux visions suivantes: l'humilité du geste. Débarrassé de tout folklore, ne cédant jamais à la tentation du " film à grand spectacle " (même s'il est aussi) et à sa lourdeur obligée, le film brille par sa simplicité et la netteté du geste créateur de Hou Hsiao-Hsien, exécuté sans fioriture. Ainsi, The Assassin est un film étonnamment léger, comme un nuage. La lourdeur de la production et son temps de finition aurait pu laisser craindre une fresque en costume d'une durée excessive et avec un nombre de personnages vertigineux. Il n'en est rien. Hou Hsiao-Hsien travaille plus que jamais la concentration de tout son cinéma. D'une durée moyenne pour un film historique, il n'est pas plus long que la plupart des films du cinéaste et ne contient pas davantage de personnages. C'est que dans son travail d'épure, Hou Hsiao-Hsien réduit son récit à sa pure nécessité, concentrant des intrigues secondaires en quelques plans plutôt qu'à y consacrer des scènes entières. Cette réduction est la même dans les dialogues, dont chacun permet de faire avancer l'action ou de situer le contexte politique de l'époque.
Film le plus reculé historiquement dans l'œuvre du cinéaste, il repose sur la substance originelle du wu xia pian. La résurrection de ce temps disparu passe par une recréation de son univers jusque dans ces détails les plus fins. On est bien loin du simple travail de reconstitution habituel. Le geste de Hou Hsiao-Hsien n'a rien à voir avec de l'enluminure. Le cinéaste est davantage un orfèvre, un souffleur de verre, voire un alchimiste, qui sculpte et façonne avec précision. La beauté inédite du film n'est pas seulement opératique, elle témoigne d'une hypersensibilité de la mise en scène rarement atteinte jusqu'alors. La vue, l'ouïe et le touché sont conviés dans un décorum dont chaque détail de matière, de couleur et de tessiture s'applique à faire revivre cette époque. L'héritage, celui des personnages comme celui de la Chine, passe dans les interstices du récit. Il suffit du legs d'un anneau de jade d'une mère à sa fille, talisman passant de main en main pour retrouver son jumeau, pour que le passé des personnages s'y engouffre et qu'un pan de l'histoire des origines chinoises irrigue le récit. Film sur les gestes et le mouvement (mouvement des corps, mouvement politique, mouvement naturel), Hou Hsiao-Hsien inscrit son film dans une lignée picturale. Ses figures féminines sont autant d'estampes et les paysages de peintures à l'encre de Chine (le prologue en noir et blanc). Cette densité extrême des contrastes révèle un caractère à la fois lumineux et crépusculaire, insufflant au film une dimension mystique, voire magique. Si le cinéaste repousse l'élaboration d'un grand récit, comme pouvait le faire Kurosawa dans ses plus grandes fresques, il se fait le digne héritier de Mizoguchi, en se consacrant pleinement à la beauté du geste cinématographique.
La corde du temps
Dès le début de son œuvre, Hou Hsiao-Hsien a fait du temps son principal sujet: le temps du souvenir avec ses premiers films autobiographiques (Les Garçons de Fengkuei, Un été chez grand-père, Un temps pour vivre, un temps pour mourir et Poussières dans le vent), le temps historique à travers la trilogie consacrée à l'histoire de Taïwan (La Cité des douleurs, Le Maître de marionnettes et Good Men, Good Women) et celui de l'époque contemporaine (, Millennium Mambo, Café lumière, Three Times et Le Voyage du ballon rouge). Dans The Assassin, il semble poursuivre la recherche entamée avec Les Fleurs de Shanghai: filmer un temps historique, révolu, mais par une inscription au présent. Un présent palpable et tendu comme une corde sur lequel le film se maintient en équilibre tout son long. C'est un temps souple, ondulant comme de l'eau, qui s'écoule dans chaque plan et les étire à l'extrême. La sensation ténue de voir ces plans " tenir en l'air ", presque en apesanteur, confère au film une dimension hypnotique. À plusieurs reprises, le montage fait voler en éclat cette harmonie par l'irruption de plans vifs et tranchants lors des scènes de combat. L'élasticité des scènes joue constamment sur les ruptures de rythme, alternant de longues suspensions et de brusques accélérations. Certains phénomènes naturels rejoignent la mise en scène de Hou Hsiao-Hsien, comme le passage du nuage au-dessus de la cime des arbres ou l'apparition de la brume en haut d'une montagne qui vient progressivement remplir le cadre en temps réel. Ce temps étiré rencontre celui plus ramassé du récit. C'est un récit troué, jouant continuellement l'ellipse. Ce morcellement annihile toutes frontières, tant spatiales que temporelles et insuffle au film un caractère fantastique indélébile. Ainsi, dans une collure de plan, Yinniang peut voler d'un lieu à un autre, surgissant de l'ombre quand elle se trouvait, une scène auparavant, à plusieurs kilomètres de là.
Cette matière-temps qui irrigue continuellement le film est d'autant plus sensible qu'elle est devenue constituante du tournage du film. Interrompu à de multiples reprises, s'étalant sur plusieurs années, le film n'a pu qu'inclure la donnée " temps " dans le déroulement de sa construction, jusqu'à devenir sa condition, sa substance-même. Il ne faudrait cependant pas considérer la construction du récit comme incomplète ou partiellement ratée. L'accueil du film, précédé de ses premiers retours a laissé s'étendre une vague incompréhension, plutôt complaisante et satisfaite, dont les commentaires tièdes laissaient entendre que le film serait " beau mais incompréhensible ". Il faut d'abord se souvenir que Hou Hsiao-Hsien est un cinéaste asiatique et donc oriental. Et que, par conséquent, l'élaboration d'un récit n'obéit pas aux mêmes lois que chez nous. La limite de l'Occident sera toujours de privilégier le récit et sa construction en ligne droite, quitte ensuite à le " désordonner " lors de l'étape du montage. Ce récit prend forcement forme dans le cadre rigide d'un scénario, garant de l'histoire et des enjeux du film. La " mise en scène " est alors reléguée, plus ou moins brillamment, au second rang, réduite à l'état d'un calque qui viendrait se superposer au scénario pour en faire émerger les lignes fortes. Le grand avantage de l'art chinois, et ce par les origines esthétiques, rituelles et culturelles du pays, est de ne pas opposer l'écriture et le dessin, l'un et l'autre étant indissociables. De fait, le sens d'une chose ne peut être séparé de son image (son inscription visuelle). D'où l'importance capitale de la calligraphie où un mot est à la fois dessin et signification. The Assassin, film d'un cinéaste taïwanais portant sur l'histoire de la Chine, repose sur ce rapport au monde et porte en lui la sensibilité du temps et de l'espace qui en découle. Ainsi, les plans qui le composent ne sont pas dissociables de la narration qu'ils agencent, leur sens et leur fonction étant contenus tout entiers dans leur composition. Le plan-titre est une matrice du film possible: l'annonce d'un programme en même temps qu'un caractère au pinceau tracé dans l'espace.
D'air et d'or
La portée réaliste de The Assassin, le désir du cinéaste d'être au plus proche de la réalité y compris dans les moments les plus fantastiques propres au genre du wu xia pian, est une des plus belles surprises du film. The Assassin témoigne de la recherche d'un style toujours aussi sophistiqué sans jamais prendre le pas sur celle d'une authenticité ancrée dans la réalité. Cette recherche passe par son refus d'effets numériques et par la volonté d'utiliser les matières de l'époque, tant dans les décors que dans les accessoires. L'utilisation essentielle de la lumière naturelle, sur laquelle repose la plupart des plans, ces jours éclatants qui se déversent dans les intérieurs, la densité des couleurs comme les mordorés et les rouges profonds, témoignent de cette rigueur. S'il y a bien quelque chose qui marque dès la première vision des films de Hou Hsiao-Hsien, c'est la lumière. De fait, le rôle de son chef-opérateur, le grand Mark Lee Ping-Bin est essentiel. Chez le cinéaste, la lumière ne fait pas qu'éclairer, elle fait exister. C'est une substance originelle qui préexiste au monde humain, la condition même de sa création. C'est une pulsation qui fait battre toutes les énergies du film: le vacillement des flammes de bougies, l'ondoiement des voiles et soieries, le frémissement des rideaux et des gazes effleurés par le souffle de la nuit. Indissociable du temps, la lumière est un lieu au sein duquel les personnages qui la peuplent apparaissent et prennent vie. Il serait juste de dire que Yinniang " ne fait qu'apparaître " tout au long d'un film qui dresse le récit d'un perpétuel retour " à la maison ".
Quelque chose infuse en permanence dans les films de Hou Hsiao-Hsien et d'autant plus dans The Assassin; un air chaud et léger qui s'élève avant de retomber brusquement à chaque décrochage. Ces variations de l'air et de la lumière sont la respiration de tout un monde de forces invisibles. En atteste le son omniprésent d'une faune ambiante qui crée une sorte de bain dans lequel personnages et spectateurs sont immergés. La nature semble être ici celle d'un Éden. Luxuriante et majestueuse, elle observe ces petits êtres de loin et semble parfois leur venir en aide. Lors du combat central dans la forêt, le jeune polisseur de miroir se sert d'une liane pour échapper à son assaillant. Celui-ci reste prisonnier, pris au piège par le branchage. Yinniang est elle aussi du côté de la nature et transcende ses lois. Personnage mi-princesse mi-animal, elle fait battre le film par ses allées et venues perpétuelles, répétant chaque fois le même parcours.
La jeune femme en noir
Nie Yinniang est l'un des plus beaux personnages de Hou Hsiao-Hsien. Figure énigmatique, Yinniang est une héroïne au cœur pur, toute droite sortie de cette nature luxuriante qui semble l'avoir enfanter. Shu Qi y est pour beaucoup dans la fascination exercée par ce personnage mystérieux, étrangement proche et émouvant. D'une force d'incarnation stupéfiante, l'actrice lui insuffle le mystère d'un personnage légendaire. Avec sa chevelure d'un noir de jais et sa longue tunique, elle a à la fois la puissance et l'agilité vif-argent d'un oiseau de nuit et la fragilité d'un papillon. Cette faille la rend vulnérable. Elle se lit sur son visage, souvent au bord des larmes. Dans une scène du prologue, un petit garçon cherche du regard un papillon qui vient de s'envoler. Par un raccord saisissant, le plan suivant dévoile Yinniang tapie dans l'ombre de la charpente avant de se laisser tomber légèrement sur le sol.
Yinniang vient toujours d'en haut, comme si elle descendait directement du ciel. L'ombre est son refuge, si bien qu'elle pourrait se dissimuler dans chaque recoin du cadre. Bien loin d'être de tous les plans, elle brille par son absence. De sorte qu'on la sent toujours présente quelque part, prête à surgir de chaque bouche d'ombre du décor. Une des plus belles scènes du film repose sur une de ses apparitions au milieu de voiles ondulants, tour à tour révélée et dissimulée au hasard du flottement des tissus. Son contre-champ, un plan de Tian Ji'an avec Huji, sa concubine, lui aussi filmé à travers un voile mouvant, semble épouser le point de vue omniscient de Yinniang, présence fantôme et bienveillante en même temps que menace de mort.
Yinniang livre un combat contre elle-même, partagée entre sa mission d'ordre politique (assassiner le gouverneur Tian Ji'an) et ses sentiments amoureux (envers ce même homme dont elle fut autrefois la promise). Le dernier plan du prologue la dévoile agenouillée, une simple silhouette noire dans la clarté d'un extérieur. Une voix émane du hors-champ, lui reprochant d'être faillible. Sans la présence à l'écran d'un corps conducteur, la voix semble émaner du corps de Yinniang, comme la voix de sa conscience. La nonne apparaît alors dans le plan, tous en blanc, et vient de positionner dans l'axe du corps de Yinniang. Tout le dilemme de Yinniang, son yin et son yang, se révèle dans l'alignement des deux corps et l'opposition des couleurs. Ce qui rend ce personnage si beau, c'est son innocence. Bien que former à tuer, Yinniang semble imperméable à tous les complots et manigances politiques qui agitent la province de Weibo. À l'image de son héroïne, le film ne veut pas passer à l'action. En cela, son issue est des plus belles, ouverte sur les promesses d'un exil apaisé.
Dix-sept ans après Les Fleurs de Shanghai, dont la somptuosité confinait au sommet de son art, Hou Hsiao-Hsien poursuit la part historique de son œuvre avec The Assassin, sa première incursion dans le wu xia pian. Hissant le cinéma à son plus haut, il reprend le genre à zéro et se consacre à son essence même. Un geste résolument moderne.
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