" Et si, derrière les feux de joie de la religion réputée asservissante, derrière la fête de la fédération universelle où l'arbre de la vie était censé avoir triomphé des corbeaux de l'ordre moral, il fallait voir inquiétante, la silhouette d'autres dieux, plus anciens, que l'on pensait morts mais qui revenaient au monde? "
Comment ne pas rapprocher cette interrogation de Bernard-Henri Lévy, qui figure dans le prologue de son Esprit du judaïsme, de cette citation tirée des Pierres d'angle de Chantal Delsol:
" On fait croire à nos contemporains que récuser le Dieu du monothéisme aboutira à n'avoir plus de dieu. C'est le contraire. Ceux qui récusent Dieu se donnent aussitôt une multitude de dieux. " ?
Comment ne pas rapprocher cette interrogation de ce constat, fait par Philippe Nemo dans La belle mort de l'athéisme moderne, que ledit athéisme " n'a pas établi que l'homme est moins misérable sans Dieu qu'avec Dieu "?
Les rencontres de Bernard-Henri Lévy avec Emmanuel Levinas, René Girard et Franz Rosenzweig ont été déterminantes dans le bouleversement intellectuel que le soupçon conduisant à cette interrogation avait opéré en lui, et dans sa recherche de ce qu'est l'esprit du judaïsme.
Pourquoi tant de haine?Le judaïsme et son esprit existent et dérangent, puisque l'antisémitisme d'hier voulait, et celui d'aujourd'hui veut toujours, qu'ils disparaissent de la surface de la Terre. Ce qui ne peut manquer d'inciter un esprit libre à s'y intéresser de plus près et à chercher à comprendre pourquoi tant de haine à leur égard.
L'antisémitisme de papa a vécu. Sans avoir totalement disparu, il est bien discrédité et ses cohortes sont désormais bien maigres, qu'il s'agisse de chrétiens voulant venger la mort du Christ, d'athées voulant sauver les hommes de l'emprise du monothéisme ou d'idéologues voulant débarrasser les races supérieures de la mauvaise.
Ces derniers ont perpétré un massacre sans précédent, unique dans l'histoire de l'humanité. C'est pourquoi il y a un avant et un après ce massacre. Car ce massacre s'est voulu sans reste, sans recours - il n'y avait alors pas de refuge possible, comme Israël aujourd'hui -, sans mort propre, puisque les cadavres devaient être effacés et qu'il ne fallait même pas que leur souvenir en soit conservé.
L'antisémitisme d'aujourd'hui a revêtu d'autres oripeaux - " L'antisémitisme ne pouvait renaître qu'en se donnant des habits neufs " -, ceux de la compétition victimaire, du négationnisme et de l'antisionisme:
" La vérité est que l'on ne peut être antisémite qu'en étant antisioniste et que l'antisionisme est un véhicule obligé pour un antisémitisme soucieux de recruter plus largement que chez les nostalgiques des confréries discréditées. "
Les raisons d'un optimismeCela finira bien par se savoir qu'Israël a des vertus que bien d'autres pays ne connaissent pas. Car c'est une véritable démocratie, une république plurielle, où Juifs et non-Juifs ont les mêmes droits et devoirs et sont de manière égale traités par les tribunaux ou soignés dans les hôpitaux, un pays en guerre où les libertés de presse et de réunion demeurent et où les opérations de l'armée sont soumises à l'analyse et à l'approbation de juristes dûment mandatés pour cela.
En France, il n'est plus, comme jadis, d'hommes politiques pour se réclamer ouvertement de l'antisémitisme. Pas un homme politique d'ailleurs ne s'est levé pour s'opposer aux décisions prises par le premier ministre lors de l'affaire Dieudonné (quand Bernard-Henri Lévy dit que Manuel Valls a appliqué la loi, il se trompe, c.f. ma recension du livre de ses avocats, Interdit de rire), ce qui est rassurant dans un sens, mais ne l'est pas pour ce qui concerne la libre expression.
Chrétiens et Juifs sont désormais alliés. Le pas décisif a été franchi quand le pape Jean-Paul II a parlé de " frères aînés " à propos des Juifs au lieu de " pères dans la foi ". A partir de ce moment-là il ne s'est plus agi de filiation mais de fraternité, et d'une alliance décisive, dont il importe peu de connaître les motivations, mais dont il faut simplement se réjouir parce qu'elle est et que le pape François la pérennise quand il dit qu'" à l'intérieur de chaque chrétien se trouve un juif ".
Il y a enfin des raisons d'être optimiste parce qu'à " la France dans les Juifs, incorporée dans leur coeur et leur âme " ont succédé " les Juifs dans la France, mêlés au plus intime de sa vie et de son intrigue nationale ". Bernard-Henri Lévy évoque les figures de Rachi qui, au XII esiècle, écrit ses commentaires du dans un hébreu hérissé de mots français de la vie quotidienne, " transcrits et phonétiquement reproduits en caractères hébreux ", et de Marcel Proust, qui relève la langue française, qu'il estime " en train de se mourir ".
L'esprit du judaïsmeIl n'est jamais question de peuple élu dans la bible mais de peuple-trésor, ce que les autres ne savent pas, qu'il ne comprend pas lui-même et qu'il ne sait donc pas vraiment non plus. Ce secret sera révélé à la fin des temps. En attendant il doit respecter des règles et examiner, étudier, transmettre la Torah écrite et orale: " La Torah est un livre infini. La Torah est un livre-homme. La Torah est un livre fait, ultimement de la pluralité des hommes qui s'y découvrent. "
Ce livre, le Livre, fait l'objet par les Juifs d'études d'une grande liberté:
" Cette façon qu'ont les disputes talmudiques de suspendre les évidences et de casser, pour chaque verset, la gangue du déjà vu, du déjà entendu, du déjà approprié et expectoré par d'autres. Leur guerre au mécanique. Le levier qu'elles sont pour qui veut déstabiliser la pensée pétrifiée, le dogmatisme ou, tout simplement, l'assoupissement de l'intelligence. La lutte contre les mots tout faits. Le crépuscule de toutes les idoles, y compris, bien entendu, profanes. "
En réalité l'altérité du peuple-trésor peut " se résumer au fait qu'il est semblable à un sable ": " Il y a cette métaphore du sable qui veut dire la multitude mais aussi, on s'en souvient, le silence, la mobilité tacite et légère, la ductilité, la souplesse. Cela ne fait rien qu'on déplace du sable. Cela ne change rien. Cela ne s'entend pas. Cela se voit à peine. Les Juifs ont fait cela si souvent !"
Le secret du peuple-trésor se trouve dans Le livre de Jonas qui a inspiré les actions de Bernard-Henri Lévy en Lybie et en Ukraine, qui sont en quelque sorte ses Ninive à lui. Il y voit l'esprit du judaïsme accompli. Jonas y parle en effet de la responsabilité juive pour le monde, ce qui en fait " sa rareté, son extrême singularité ". S'il n'est pas le premier Juif il est le premier prophète :
" Et c'est même là [...], qu'est le secret du peuple-trésor: ce rapport, non à soi, mais à l'autre; non au Juif, mais au gentil; ce refus d'un judaïsme autosuffisant, clos sur lui-même, sur une étude désincarnée et sèche. "
Croire ou ne pas croire n'est pas la questionUn des enfants de Bernard-Henri Lévy lui a demandé s'il croyait en Dieu. Pour lui, la question ne se pose pas en ces termes. Il adopte l'attitude juive, " qui s'obstine à dire ":
" Ce que l'on sait, on le sait; ce que l'on sait et connaît, point n'est besoin de le croire; et si on le croit c'est qu'on a renoncé à le connaître, qu'on a voulu gagner du temps, tenter un coup de dés abolissant, non le hasard mais la nécessité de s'entêter dans la pensée - et ce coup, ce saut auquel Pascal a donné la charge émotionnelle, intellectuelle la plus grande qu'on puisse imaginer, ce saut qui fit son génie prodigieux et malheureux, il est demandé au Juif de ne surtout pas l'accomplir. "
Faisons respectueusement, et humblement, remarquer à Bernard-Henri Lévy qu'il se méprend. Quand Pascal propose son fameux pari, il n'a pas besoin de le faire lui-même, car il ne croit pas mais a l'intuition de Dieu (ce qui est mon cas): c'est ce qu'il appelle le coeur, qu'il distingue de . En fait il propose à ceux qui n'ont pas le coeur de faire ce pari qui relève de la raison, en leur montrant que le faisant ils n'ont de toute façon rien à perdre...
Francis Richard
L'esprit du judaïsme, Bernard-Henri Lévy, 448 pages GrassetPublication commune avec lesobservateurs.ch