Se repentir jusqu’à l’ivresse

Publié le 25 mars 2016 par Arsobispo

Vient de sortir un tout nouveau trimestriel, DEVOIR DE MÉMOIRE, consacré à la "route de l’esclave "  (12€90). Magnifique et impressionnant recueil de dossiers et d’articles que je vous laisse découvrir mais qui me laissent en fin de compte dubitatif. S’il est fort riche sur l’histoire – ou plutôt les histoires – de l’esclavage et sur ses effets, aborde-t-il réellement les causes ? Plus gênant encore, on y parle exclusivement de l‘exploitation des noirs par des blancs. La reconnaissance de cette culpabilité européenne nuit à un traitement plus radical.

Revue devoir de mémoire

Qu’on associe esclavage au racisme m’irrite toujours quelque peu.  Ne s’agit-il pas d’une excuse, telle que les négriers l’exprimaient en parlant de l’autre, au physique différent, au langage incompréhensible, aux cultures misérables ; en somme à des races inférieures. Une raison invoquée pour cacher un intérêt beaucoup moins avouable et bien plus lucratif. Il fallait donner du travail et accessoirement une éducation tout en les nourrissant grâce à une prétendue civilisation dont le seul but, inavoué, fut – et est toujours - l’accroissement des richesses d’une partie de sa population, en l’occurrence les négriers eux-mêmes et les planteurs. Mais de là à ne voir en ces derniers que les européens me révolte. Cette confrontation entre les Européens et les Africains induit un racisme qui bien que réel n’explique pas tout. L’histoire nous enseigne que l’esclavage n’est pas le fait exclusif de l’Occident. Dès l’antiquité, l’esclavage soutint les civilisations. Égyptiens, Assyriens, Perses, Grecs, Romains l’ont exercé à grande échelle. Les Arabes l’ont largement pratiqué, parfois même envers les Européens qui ne furent pas tous des otages comme Guy de Lusignan ou Cervantès. Pour les ottomans, comme  il était interdit d'asservir une personne de confession musulmane, les femmes - fussent-elles belles - allaient en harems et les hommes, systématiquement castrés, devenaient des forçats s’éreintant à la tâche, à moins qu’un sort aimable et fantasmé les envoie, au cœur du sérail, retrouver et garder leurs compatriotes féminines…

Si l’esclavage arabo-musulman fut l’un des plus meurtriers, il ne faut pas oublier que les africains  le pratiquèrent avec tout autant d’efficacité, envers même leur compatriotes. Il est d’ailleurs utile de lire à ce sujet le magnifique roman de Yambo Ouologuem « Le devoir de violence », prix Renaudot 1968 ; livre aussitôt retiré de la vente par son éditeur Le Seuil pour une sombre histoire de plagiat alors qu’il suscitait en réalité une large polémique dans un contexte de rédemption en convenance avec l’émergence du concept de négritude. Comme quoi les tabous (et les censures) existent toujours dans ce monde prétendument libre. Merci toutefois aux Éditions du Serpent à Plumes qui viennent de le rééditer.

Yambo Ouologuem « Le devoir de violence » Le Serpent à Plumes

A propos de tabou et de censure, pourquoi ne parle-t-on jamais d’un autre peuple qui a largement asservi ses congénères, le nôtre ! Je ne parle pas de ses prisonniers et renégats envoyés dans les colonies pour les peupler comme le firent les britanniques en Australie, voire les français en Nouvelle Calédonie. Je parle d’un véritable esclavage que pratiquèrent les rois d’Angleterre Jacques VI et Charles 1er en vendant des hommes, des femmes et même des enfants , tous irlandais, aux colons britanniques installés en Amérique. Tout commença en 1625 lorsqu’une proclamation royale décréta l’envoi de prisonniers politiques irlandais aux colons des Antilles anglaises. 20 ans plus tard,  70% de la population des îles Antigua et Montserrat étaient des esclaves irlandais. En une dizaine d’années, de 1641 à 1652, plus de 500.000 Irlandais ont été tués par les Anglais et 300.000 ont été vendus comme esclaves. La population de l'Irlande a chuté d'environ 1.500.000 d’âmes à 600.000 en cette seule décennie. Pendant les années 1650, plus de 100.000 enfants irlandais âgés de 10 à 14 ans ont été volontairement séparés de leurs parents et vendus comme esclaves aux Antilles, en Virginie et en Nouvelle-Angleterre. A la même époque, 52.000 femmes et enfants irlandais étaient vendus en Virginie et à La Barbade. Il ne s’agissait d’ailleurs plus de développer de nouveaux territoires ou d’aider les colons mais bien d’organiser un trafic d’êtres humains à seule fin d’enrichissement. L’esclave était vendu au plus offrant, passant parfois d’une île à l’autre, des Antilles aux nouveaux états américains. Le comble fut qu’on les surnomma  “Indentured Servants”[1] alors même qu’aucun de ces propriétaires ne fut poursuivi pour avoir fouetté, marqué et même tué l’un de ses esclaves[2]. Si le musulman avait au moins la décence de ne pas réduire en esclavage l’un de ses coreligionnaire, ce n’était pas le cas de ces chrétiens.

Peu après, le commerce triangulaire (Europe, Afrique, Amérique) se mit en place abreuvant les terres des Caraïbes d’esclaves africains. Malgré cela, ces derniers étaient plus chers (50£ Sterling) à la fin du XVIIe siècle que ceux d’Irlande (rarement plus de 5£ Sterling). Du coup les planteurs, avec cette lamentable ingéniosité que je fustige, mirent en place un système financier diabolique. Ils accouplaient de force leurs esclaves, des irlandaises à des noirs et réciproquement, afin d’obtenir des métis bien évidemment plus intéressants à la revente. Les armateurs négriers virent alors le résultat de leur trafic chuter. Du coup, en 1681, une loi fut passée qui interdisait d’accoupler des esclaves irlandais avec des esclaves africains à des fins commerciales. L’intérêt des compagnies passaient avant celle des individus. On y revient… encore et encore…

Esclaves iralndais de la Barbade fin du XIXe

L’esclavage n’est qu’un effet de cet appât de gains qui conditionnent toutes les activités humaines. Il est également significatif que l’on justifie et glorifie, certes à raison,  toute lutte s’exerçant contre ce fléau tout en ignorant et refusant de s’attaquer à ses racines, ces ressorts qui poussent l’homme à acquérir des richesses sur l’exploitation de l’autre, sur la souffrance de l’autre. Un penchant toujours pas contré, toujours pas condamné, bien au contraire et même s’il est moins dramatique, il s’est institutionnalisé. Le concupiscible mène notre société, ne surtout pas y toucher.

Enfants esclaves émancipés des écoles libres de Louisiane

Dans DEVOIR DE MÉMOIRE, on apprend que le port anglais de Bristol a fait poser sur son quai une plaque commémorative « A la mémoire des innombrables Africains, hommes, femmes et enfants, qui ont apporté tant de prospérité à Bristol par le commerce des esclaves d’Afrique ».

Et les irlandais ?

[1] "domestiques sous contrat"

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Irlandais_de_la_Barbade