Le gouvernement serbe à Corfou
À l’heure où Paris
témoigne à l’héroïque prince héritier de Serbie son admiration et sa
chaleureuse sympathie pour sa personne et pour le peuple malheureux qu’il
représente si dignement, nous avons reçu de notre envoyé spécial à Corfou,
M. Albert Londres, la lettre suivante. Elle raconte l’exil de ces chefs de
la Serbie qui vont, avec l’aide de la France et des Alliés, conduire leurs
drapeaux et leurs troupes réformées à la conquête du sol national dont une
lâche agression les a dépossédés.
Corfou, mars.
J’ai retrouvé tout l’État serbe dans un hôtel, cet hôtel,
nouvelle arche de Noé, qui porte dans le déluge tout ce qui doit surnager du
royaume.
Comme hier au soir j’étais assis dans son vestibule et
serrais avec effusions les mains de deux diplomates serbes parce que, pendant
la retraite, ils m’avaient donné du poisson fumé, je les vis à un moment se
tourner et faire un salut à un monsieur qui descendait l’escalier. « C’est
le ministre de l’Intérieur », me dirent-ils. Ils avaient à peine eu le
temps de me demander si j’avais conservé le goût de ce don providentiel qu’ils
se tournèrent une nouvelle fois et firent un salut à un monsieur qui
descendait. « C’est le ministre de l’Instruction Publique », me
dirent-ils. Comme toujours joyeux d’une rencontre qui me rappelle de durs
souvenirs, ils me questionnaient sur mon voyage et comme j’allais leur répondre
que j’étais arrivé à temps à Monastir, je les vis se tourner une troisième fois
et faire un salut à un monsieur qui descendait. « C’est le ministre des
Finances », me dirent-ils. Et une minute après ce fut le ministre des
Travaux Publics, puis ce fut le ministre de la Guerre, puis à son tour ce fut
Passitch.
Il était huit heures, la Serbie descendait dîner. Le
ministère des Affaires étrangères est au premier étage, chambre 16. C’est
là que travaille Passitch, devant une armoire à glace de station balnéaire qui,
avant qu’on eût trouvé une clef pour la fermer, s’ouvrait toutes les cinq
minutes en grinçant. Et le bureau ministre n’est plus qu’un guéridon boiteux.
Les drapeaux déchirés
Le ministère de la Guerre est aux numéros 2 et 3. Au
numéro 2, des tables de toilette sont transformées en tables à travail.
Les papiers, les encriers et les porte-plume ont simplement sur le marbre
remplacé la cuvette. C’est bien un peu froid pour les mains et les poignets
mais quand on a traversé l’Albanie !… Le numéro 3 est le cabinet du
ministre. Là on ne voit qu’une chose devant qui tout le reste disparaît. Cette
chose vous prend vos regards et les retient et arrête instantanément et vos pas
et vos paroles. C’est dans un coin tous les drapeaux des régiments qui n’existent
plus. Voilà quatre ans qu’au milieu des troupes ils flottaient à tous les vents
glacés des montagnes et à tous les soleils d’Orient. Ils avaient fait danser
leurs franges de la Brégalnitza à la Morava, de Roudnik à Kossovo.
Ils avaient vu les Turcs, les Bulgares, les Autrichiens, les
Allemands. Ils n’avaient été pris nulle part et s’ils sont déchirés comme au
couteau c’est qu’à la tête des bataillons, les entraînant à leur suite, ils
avaient été balancés d’une main trop virile à contre-sens du vent des obus. Ils
avaient vu des victoires, puis à force de victoires, ils avaient vu fondre leur
régiment et ils avaient vu des défaites.
Ils échappèrent aux griffes qui de trois côtés s’avançaient
vers eux, ils connurent l’Albanie et pour la première fois virent la mer. Ils
ont claqué à toutes les gloires, et à toutes les misères et les voilà
maintenant, la soie abattue le long de la hampe, dans un coin d’une chambre d’hôtel,
tristement penchés contre un vieux porte-manteau déverni.
Le ministre de la Guerre est dans cette chambre. Il a les
yeux fixés sur les drapeaux et toujours les regardant, rompant un silence de
plus d’une minute, il dit en relevant la tête : « Qu’ils n’aient pas
peur, ils reverront le Danube ! »
Au numéro 18 se tient le conseil des ministres. C’était
le salon. Contre le mur les portraits du roi et de la reine de Grèce. Le
gouvernement serbe siège sous les yeux de Constantin qui n’a pas voulu le
défendre.
Les autres ministères sont au second étage.
À la porte de Passitch on peut lire : « Pédicure
dans l’hôtel ! » et à la porte de Terzitch : « Coiffeur
pour dame à volonté ».
Dans les bureaux des ministres au lieu d’affiches
administratives ou de proclamations nationales, on aperçoit des petits cartons
qui énoncent : « Sonnez une fois pour le sommelier d’étage et deux
fois pour la femme de chambre ». Dans le vestibule, on épèle tous les noms
des ministres, des préfets, des directeurs sur un tableau qui porte en tête en
belles lettres dorées : « Noms des voyageurs ».
Serbie, Serbie, te voilà tels ces grands personnages qui,
frappés par le sort, venant de perdre tous leurs biens, sont contraints, sans
rien abandonner de leur grandeur, à venir l’abriter dans le bazar d’un hôtel
meublé.
À table d’hôte
Les « voyageurs » sont entrés dans un petit salon
où se trouvent déjà, projetés eux aussi par la catastrophe, les autres
principaux membres épars de la Serbie : préfets, juges, archimandrites.
Ils se regardent, se sourient sans éclat et tous ensemble,
traversant le couloir, pénètrent dans la salle à manger.
Ce n’est pas tragique comme la traversée de l’Albanie alors
que le roi était traîné sur un affût de canon, que Putnick était transporté
dans une chaise à porteurs, de sapin, que Passitch entouré de tout son
personnel, deux pardessus ficelés sur les épaules, montrait le chemin dans la
neige ; ce n’est pas effroyable comme l’entrée à Scutari, alors que toutes
les autorités, au lieu de trouver leurs soldats faisant la haie sur leur
passage, les rencontraient sous leurs pas, mourant, la face contre terre. Ce n’est
pas désespérant comme l’arrivée sur la mer où pas un bateau n’était en vue,
mais c’est poignant comme une chose simple et inattendue que la vision de cet
État assis à table d’hôte !
Passitch est au bout, puis, suivent tous les ministres, puis
voici le président de la Chambre dont tous les membres sont à Nice, puis le
préfet de Belgrade, puis le chef de la police qui n’a plus le droit d’arrêter
personne, puis le grand trésorier qui n’a plus de trésor, puis le directeur des
chemins de fer qui est dans une île qui n’a même pas de tramway, puis voici les
ambassadeurs sans ambassade, celui qui était à Vienne, celui qui était à
Berlin, celui qui était à Sofia, puis voici les prélats sans autel, les juges
sans tribunaux et le directeur de la presse sans lecteurs.
On ne parle pas dans cette salle où j’ai ce soir l’honneur
de dîner, mais on regarde beaucoup dans le vague.
Quelques-uns commencent des gestes que sans s’en apercevoir
ils ne finissent pas : ils portent la main à leur verre, oubliant ensuite
de porter le verre à leur bouche. On mange là, mais on est ailleurs.
Albert Londres.
Le Petit Journal, 24 mars 1916
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