Les événements de mardi dernier qui ont endeuillé Bruxelles sont là pour nous rappeler que la séquence « terrorisme urbain » s’inscrit dans un temps long. Qu’il impose une autre lecture de la ville. De nouvelles stratégies de circulation, de consommation. Un nouveau contexte.
Pour autant il faut raison garder. Nos amis Belges ont donné une grande leçon de dignité et de retenue à nos responsables politiques qui, emportés par une hystérie bien de chez nous, n’ont fait depuis l’année dernière que plonger le pays dans le grotesque de leur rhétorique guerrière. Posture, éléments de langage ? Le terrorisme n’est pas une guerre. Paris n’est pas Alep. L’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution (pour ne rien dire de la pantalonnade de la déchéance de nationalité) est une faute qui entend faire de l’exception la règle. Et maintenir cet état d’urgence jusqu’à « l’éradication de Daesh », comme l’a déclaré le premier ministre, relève d’une double imposture. On ne décime pas l’ennemi : on le vainc, par la force militaire ou la raison diplomatique. La déclaration de Valls porte un projet à la fois inatteignable et moralement inacceptable, l’extermination. Ce qui sous-entend du même coup, par son absurdité même, la permanence de l’état d’exception.
Mais les éclats de voix sont aussi à la mesure de l’aplatissement des autorités françaises devant le foyer des principaux théoriciens, propagandistes et financeurs du terrorisme : l’Arabie saoudite. Depuis Sarkozy, empêtré dans ses relations douteuses avec le Qatar et la Libye, l’Etat a tenté de rééquilibrer les relations avec le Moyen-Orient en jouant fortement la carte de l’Arabie saoudite. Depuis, rien n’est trop beau pour la pétrodictature. Ses contrats d’armements à 10 milliards d’euros dont elle gratifie la France lui assure le silence énamouré de nos édiles. L’an dernier, c’est grâce à ses ventes aux monarchies pétrolières que la France est devenue le deuxième exportateur mondial d’armement… Comble du lobbying, l’Arabie saoudite préside depuis juin dernier le groupe consultatif du Conseil des droits de l'homme de l'ONU. Au mieux de ses intérêts, bien sûr. Objectif : empêcher toute enquête sur les crimes de guerre que le royaume saoudien est en train de perpétrer au Yémen (7000 morts, deux millions et demi de civils déplacés en situation de catastrophe humanitaire). Armes et consommables garantis 100% made in France.
Ce pays ami qui condamne à la peine de mort au motif d’adultère ou d’apostasie, qui décapite 150 personnes par an et torture le moindre opposant politique, est aussi le principal frein à la sécularisation du monde arabe. Par un financement massif (mosquées, écoles coraniques, associations), depuis plus de trente ans, il diffuse avec constance, avec méthode, la propagande d’un islam sunnite wahhabite (l’islam salafiste, le plus radical, longtemps tenu comme purement sectaire) dans toutes les communautés musulmanes jusque-là modérées, dont il a cassé le mouvement d’émancipation et de laïcisation. Ses puissantes chaînes satellitaires qu’il possède avec le Qatar diffusent le message de l’obscurantisme qui sert actuellement de cadre théorique aux terroristes. De fait, l’Arabie saoudite n’est autre qu’un Daesh qui a su se faire respecter en s’achetant une conduite à coup de pétrodollars. Et en rendant quelques services. Notamment lorsqu’elle finançait les forces antisoviétiques les plus radicales en Afghanistan pour le compte des Américains, en armant notamment un certain Oussama Ben Laden et ses djihadistes. Résultat : tous les terroristes du 11 septembre étaient des saoudiens, mais c'est l'Irak qu'on a préféré bombarder.
Les coups de menton de Manuel Valls, avec ses grands airs de Duce de sous-préfecture, ne sont là que pour faire oublier le silence assourdissant de la France qui condamne un terrorisme dont elle flatte les grands argentiers et les meilleurs propagandistes au prétexte de contrats juteux, au nom de l’emploi et de l’économie. Dans ces conditions, invoquer à tout bout de champ la France « patrie des Droits de l’homme » et « les valeurs universelles », n’est rien d’autre que l’expression d’un machiavélisme achevé. Quand la seule question qui vaille est la suivante : notre pays est-il en capacité de repenser ses relations avec l’Arabie saoudite et le Qatar ? S’il ne l’est pas, il se voue à rendre inaudibles ses prétendues valeurs, confondues à jamais avec la triste duplicité de sa diplomatie. S’il ne l’est pas, il refuse à l’ensemble du monde musulman son accès à une modernité laïque et émancipée. S’il ne l’est pas, il condamne ad vitam aeternam l’Europe à devenir le champ de bataille déporté des conflits moyen-orientaux.