Attentats terroristes à l'aéroport de Bruxelles et dans le métro de la capitale belge. Interview avec Pierre Piccinin da Prata, Rédacteur-en-chef du mensuel Le Courrier du Maghreb et de l'Orient, expert du conflit syrien.
Thanina Benamer (Le Temps d'Algérie) - Certains médias parlent d'une réaction suite à l'arrestation de Salah Abdeslam. Qu'en pensez-vous ?
Pierre Piccinin da Prata - Les nouvelles attaques qui ont frappé la Belgique, ce mardi 22 mars, n'ont certainement rien à voir avec une " réaction " à l'arrestation de Salah Abdeslam. Contrairement à ce que l'on a immédiatement entendu partout dans les commentaires de presse...
Salah Abdeslam a trahi l'État islamique en abandonnant sa mission : il ne s'est pas fait sauter dans les attaques de Paris, mais a abandonné sa charge explosive et s'est enfui. On peut même supposer qu'il se cachait autant des forces de polices que des djihadistes de l'État islamique certainement encore présents à Bruxelles ; c'était un homme traqué par tous. Il n'y a donc pas eu de " vengeance " ou de " réplique " suite à son arrestation. Sérieusement, il ne faut pas donner trop d'importance à Salah Abdeslam. C'était un petit exécutant qui ne doit pas avoir beaucoup d'informations en sa possession, d'autant moins si l'on considère le principe de cloisonnement de l'information et de la chaîne de commandement qui prévaut dans l'organisation de l'EI. Il n'était manifestement pas assez entraîné et a paniqué au moment de passer à l'action. Il s'agit donc manifestement d'une opération programmée depuis un certain temps déjà et qui a suivi son cours normal. Ce type d'attaque, multiple et coordonnée, ne s'improvise pas. Il nécessite des artificiers expérimentés, un long repérage du terrain et des habitudes des agents de sécurités qui y sont actifs... Il faut aussi prendre en considération la logistique que cela exige, et également la préparation psychologique et l'entraînement des exécutants. Peut-être l'opération a-t-elle été avancée de quelques jours... On pense en effet aux départs massifs en vacances prévus vendredi, trois jours plus tard (en Belgique, à la fin de cette semaine, c'est le début des vacances de la fête de Pâques). Et il est plausible que l'opération était prévue pour vendredi ou samedi ; le hall de l'aéroport aurait été bondé de familles et on imagine l'effroyable massacre qui aurait eu lieu alors... Si cette hypothèse était avérée, l'opération aurait donc été précipitée, probablement à la suite des différentes perquisitions menées à Bruxelles depuis deux semaines, dont une a permis l'arrestation de Salah Abdeslam. Mais ce serait le seul lien entre les attaques et cette arrestation.Thanina Benamer - Vous dite que l'attentat est prémédité. Pensez vous que d'autres actes similaires pourraient êtres exécutés ?
PPdP - C'est toujours possible ; et c'est très logique dans la conjoncture dont il est ici question. Le mode opératoire de l'EI, c'est d'avoir infiltré les métropoles européennes avec des cellules indépendantes, autonomes. Ce n'est pas parce qu'on arrête une cellule qu'on peut identifier les autres. Elles restent en stand-by et s'activent sur ordre.
Ainsi, on peut s'attendre à ce que la campagne d'attaques de l'EI se poursuive. En France, en Belgique et ailleurs... Il faut arrêter de croire que ces attaques à répétition, à Paris, à Tunis, à Bruxelles, etc., ne sont que des actes isolés et réalisés par des loups solitaires. L'attaque djihadiste sur la ville tunisienne de Ben Guerdane, frontalière avec la Libye où l'EI a pris une ampleur considérable, comme les attaques de Tunis et de Sousse, comme les deux attaques de Paris, toutes ces attaques n'ont pas lieu au hasard. Je l'avais déjà exprimé, en janvier 2015, au moment du premier attentat de Paris, contre l'hebdomadaire Charlie Hebdo : la plupart des médias et des politiques européens s'étaient mis la tête dans le sable et le leitmotiv était qu'il s'agissait d'une attaque isolée, organisée par deux jeunes paumés radicalisés, contre " la liberté d'expression ". Bien entendu que non ! Les autres cibles qui avaient immédiatement été attaquées, des intérêts israéliens et des agents des forces de l'ordre, indiquaient sans ambiguïté qu'il était question d'une première attaque de l'EI contre la France, militairement engagée en Irak contre les djihadistes.Thanina Benamer - Peu-t-on dire que des communes bruxelloises, Molenbeek notamment, sont devenues un lieu d'accueil du radicalisme salafiste ?
PPdP - Pas plus que d'autres lieux en Europe où se concentre une forte immigration arabo-musulmane...
C'est une polémique médiatique absurde. La presse focalise sur Molenbeek et sur la Belgique parce que les attentats de Paris, qui ont été très médiatisés, ont été commis en partie par une cellule djihadiste basée dans cette commune. Mais d'autres cellules sont certainement implantées dans d'autres pays, dans d'autres villes. Pour preuve : tous les djihadistes qui partent en Syrie ne proviennent pas de Molenbeek.Thanina Benamer - Comment a-t-on pu commettre un tel attentat dans un aéroport sensé être sécurisé ?
PPdP - Ce que je vais dire pour répondre à votre question ne doit pas être mal interprété...
Il est un fait que, dans les capitales européennes, beaucoup d'emplois subalternes et souvent mal rémunérés (services techniques, entreprises d'entretien, sous-traitance de la sécurité par des sociétés de vigils, etc.) sont occupés par des personnes issues de l'immigration, et désormais de l'immigration arabo-musulmane. C'est particulièrement le cas dans le contexte d'activités d'un aéroport international. Il est donc très facile, pour des réseaux djihadistes, de patiemment tisser leur toile au cœur de ces populations au sein desquelles vivent des individus " prédisposés " à entendre un message islamiste et de recruter parmi le personnel de ces sociétés, qui ont accès à des espaces sécurisés. Mais, cela étant dit, plus simplement, n'importe qui peut emprunter le métro ou prendre un taxi à partir de n'importe quelle adresse dans Bruxelles et se rendre tout à fait normalement à l'aéroport et accéder au hall des départs, là où les explosions ont eu lieu.Thanina Benamer - Bruxelles était déjà ciblé par des menaces d'attentat de Daech, selon les autorités belges elles-mêmes. Alors, peut-on parler d'un manque de vigilance ?
PPdP - Probablement serait-il temps, pour les aéroports européens de grande envergure, d'étendre les contrôles de sécurité aux entrées des installations, alors qu'elles ne sont actuellement limitées, dans la plupart des cas, qu'aux accès aux terminaux.
En cela, vu le contexte international lié aux activités de l'EI qui prévaut depuis plus d'un an, on peut se demander si un aéroport comme Bruxelles-National n'aurait pas dû être mieux équipé... Je voyage personnellement très régulièrement dans les pays du Maghreb et au Proche et au Moyen-Orient ; on n'y accède jamais aux aéroports sans passer d'abord par une série de contrôles (des fouilles ou des portiques de sécurité) qui ont souvent lieu à des check-points extérieurs aux installations aéroportuaires. Mais probablement l'Europe n'a-t-elle pas encore pris pleinement conscience de la situation de guerre dans laquelle elle s'enfonce. Les populations européennes et leurs gouvernements sont habitués à regarder les guerres du Moyen-Orient sur leur écran de télévision, bien à l'abri... Des guerres que les États occidentaux ont parfois provoquées, mais par lesquelles leurs citoyens ne se sentent pas réellement concernés... Certes, plusieurs pays européens ont déjà connus des attentats. Ce fut le cas de la France, dans le contexte de la guerre d'Algérie ; mais c'était la guerre, et il y a longtemps. Ce fut le cas de l'Espagne ou de la Grande-Bretagne ; mais il s'agissait d'opérations très conjoncturelles, menées par al-Qaeda, en l'occurrence. Cette fois, l'Europe doit prendre la mesure de ce qui se passe : il s'agit d'une guerre et d'un processus de long terme. Alors, oui, il faudra s'habituer à cette situation de guerre asymétrique, et développer la vigilance.Thanina Benamer - Quelle est la responsabilité des autorités belges pour assurer la sécurité des citoyens ? Faut-il s'attendre à de lourdes sanctions ?
PPdP - À décharge des services de renseignement et de sécurité belges, je dirais qu'il s'agit là d'une autre polémique purement " médiatique " et qui n'a pas beaucoup de sens.
Pour être concret : au moment des seconds attentats de Paris, j'ai entendu un responsable de la DGSI, la sécurité intérieure française, vociférer sur une radio parisienne contre " l'incapacité " des forces de l'ordre belges. Il expliquait que, si la Belgique autorisait la France à déployer une antenne de ses services de renseignement à Molenbeek, il n'y aurait plus d'attaques terroristes... C'est ridicule ! C'est surtout un moyen pour les autorités françaises de se dédouaner auprès de leur opinion publique. La France a connu d'autres attaques djihadistes, dans les années 1990' notamment, dont les promoteurs n'étaient nullement liés à la Belgique. La réponse à votre question, c'est qu'il est extrêmement difficile pour des services de renseignement d'anticiper une attaque ciblée de ce type. Il faudrait avoir eu ce qu'on peut appeler un coup de " chance ". Par exemple, disposer, parmi les indicateurs recrutés dans les milieux islamistes, d'une personne qui a été approchée par la cellule terroriste et a ensuite pu l'infiltrer et transmettre les informations utiles sur la préparation de l'attaque. Comment, sans cela, à l'échelle d'un territoire aussi vaste que ceux de nos grandes métropoles, les services de sécurité pourraient-ils repérer des individus en train d'organiser ce genre d'opération ? Le principe d'action des agents djihadistes, c'est précisément de passer inaperçu ; jusqu'à se raser la barbe, aussi simplement que cela, et cesser de fréquenter la mosquée, pour ne pas attirer l'attention, d'aucune manière ; certains consomment même ostensiblement de l'alcool, pour brouiller les pistes (c'est permis, si c'est dans le cadre du djihad). Ils vivent " normalement ", comme des centaines de milliers d'autres citoyens d'origine arabo-musulmane, voire d'individus de type européens convertis, dont les activités sont encore plus difficiles à repérer. En outre, si les chefs et les recruteurs peuvent parfois être soupçonnés -car il s'agit assez régulièrement d'individus qui se sont rendus en Syrie, en Irak, au Yémen...-, les exécutants le sont d'autant moins que les cellules n'ont pas de contact entre elles et que la communication passe rarement par les moyens électroniques, mais le plus souvent par la poste ou par des contacts personnels indirects impliquant parfois de nombreux intermédiaires. Des sanctions à l'égard des services de sécurité, dans ce contexte, seraient malvenues ; et, si elles émanaient des politiques, n'auraient pour effet que de démontrer leurs soucis, dans ce cas également, de se dédouaner aux yeux de leur électorat en lui désignant des boucs émissaires.Lien utile : Le Temps d'Algérie