Ne soyons pas superstitieux ! Comment ces mots “bonne chance”, formulés par quiconque dans les circonstances les plus diverses, pourraient-ils avoir un effet identique, toujours désastreux, sur les individus ? Ce serait négliger le détail des événements et la force de la volonté.
On ne niera pas la puissance des mots, ni leur caractère prophétique, qui rendent si vaine l’idée qu’il puisse y avoir de « simples mots ». Avec des mots, on peut rendre un homme heureux, ou le pousser au désespoir, comme disait Freud. C’est à l’aide de mots encore qu’un maître transmet son savoir à ses élèves, qu’un orateur entraîne ses auditeurs. Le langage, en plus d’être descriptif, est souvent performatif : il crée des situations. Pourquoi alors une formule ne serait-elle pas toujours malheureuse ?
Parce que l’essentiel de ce qui nous arrive, nous arrive à cause de nous. Là est le vice de toute superstition. Interpréter un événement, auquel nous ne prenons pas part, comme signe de ce qui nous adviendra. Telle est la racine, et la faiblesse, de toute superstition : imaginer que ce qu’il y a de plus extérieur à notre vie, un chat noir, une échelle, le nombre 13, la concerne et la détermine. Superstition est faiblesse, car c’est renoncer à la maîtrise de notre destin.
A l’origine de toute superstition, il y a, comme le remarque Freud, cette tendance nombriliste à rapporter toute chose à soi-même, comme lorsqu’on prend un événement pour un avertissement, un geste pour un signe, un fait pour une indication. Mais cette inclination n’est pas absurde, elle nous vient, selon lui, des correspondances secrètes que nous remarquons en nous-mêmes. Nous savons confusément, lorsque nous hésitons, ou nous trompons, que des motifs cachés nous déterminent. Nous sentons que nous agissons, parlons, aimons rarement au hasard…
C’est cette puissante détermination de la vie intime que nous projetons à l’extérieur dans la superstition.