La fin de l’hiver signifiant pour moi le retour en force des visiteurs (et des projets) dans le musée que je dirige, j’ai donc un peu déserté les autres institutions culturelles pour me focaliser sur le bon fonctionnement de la mienne! Comme je n’oublie pas le blog pour autant, entre deux révisions de concours, j’ai pensé vous proposer aujourd’hui un article quelque peu atypique, sur le thème de la nourriture au musée. L’idée m’est venue au cours d’un goûter d’anniversaire, que nous organisons au moins une fois par semaine dans ma petite structure : alors que je découpais le gâteau, l’un des petits m’a demandé s’ils avaient le droit de manger, « parce que normalement, dans un musée, c’est interdit! »
Le débat était lancé, et même si avec des bouts de chou de six ans, il ne pouvait pas aller très loin, j’en ai profité pour refaire un peu le tour de la question. Quelle est la place de la nourriture au musée? Cantonnée aux cafés-restaurants et à la boutique ou, plus audacieuse, s’imposant en salle d’exposition?
Dans presque tous les musées se trouve un point ravitaillement, un petit café, ou à défaut un espace dans lequel il est permis de consommer de la nourriture ; s’il est souvent vedette en boutique ou au restaurant du musée, le comestible se fait en revanche beaucoup plus discret dans les espaces d’exposition. Certains établissement surfent allègrement sur la vague du marketing en proposant des desserts appétissants aux couleurs des tableaux célèbres, de la soupe à la tomate de Warhol au chocolat chaud « à la Jeff Koons », servi dans une tasse d’un kitsch absolu. Quant aux produits dérivés des boutiques, inutile de s’étendre sur le fabuleux éventail de propositions, du thé aux pâtes alimentaires en passant par les bonbons gélifiés (les boutique du château de Versailles en sont un très bon exemple).
En salle d’exposition, en revanche, nourriture et boisson ne sont plus les bienvenus, en témoignent souvent les affichages sévères à l’entrée. Les raisons d’une telle politique sont évidentes : l’entretien du musée, tout d’abord, qui n’est déjà pas une mince affaire quelle qu’en soit la superficie, mais aussi et surtout la conservation des œuvres. Un joli petit bronze de Degas ou un nu de marbre risquent fort de pâtir d’un contact un peu fortuit avec un esquimau au chocolat ou des doigts tout poisseux de caramel…et ne parlons même pas des boissons, qu’un mouvement un peu maladroit suffit à faire gicler partout. Formés à anticiper ces menaces, les conservateurs de musées « traditionnels », qui considèrent la nourriture comme un ennemi des œuvres, sont pourtant de plus en plus nombreux à l’heure actuelle à prêter l’oreille au chant des sirènes des nouvelles médiations. Manger au musée, quelle drôle d’idée… et pourtant, cette approche ludique et interactive, qui titille les sens, est en passe de révolutionner notre façon d’aborder l’art.
Toucher une œuvre, c’est en quelque sorte en prendre possession : pour quelques secondes, le visiteur devenu acteur acquiert la possibilité d’interagir avec ce qu’il se contente d’habitude de regarder. A fortiori, goûter un élément, c’est l’assimiler physiquement, dans tous les sens du terme : une véritable inversion des rôles! Dans la démarche de sollicitation des sens, d’abord développée à destination des publics en situation de handicap, puis largement popularisée au musée, le goût assume son rôle de sens « social » ; alors que la vue et l’ouïe s’expérimentent en solitaire, la nourriture se partage bien souvent, autour d’une table et en groupe.
En outre, et suivant le fameux « Je suis ce que je mange », la nourriture est un marqueur culturel extrêmement important, qui définit notre appartenance à une communauté, à une religion, voire même à une classe sociale. Ce qui répugne à un Occidental sera ainsi savouré comme un mets de choix par un Asiatique, de même qu’un plat défini comme tabou par une religion sera apprécié au quotidien par les membres d’une autre communauté. Le musée, en tant qu’institution culturelle, se doit de détailler et d’expliciter ces différentes pratiques afin d’en permettre la compréhension, voire l’appropriation, par les visiteurs.
Comme souvent (comme toujours?), ce sont les musées américains et anglo-saxons qui ont ouvert la voie aux innovations, en utilisant la nourriture comme un élément muséographique tout aussi parlant, voire plus, qu’une maquette ou qu’une projection vidéo. Au National Museum of the American Indian, à Washington, le visiteur a ainsi la possibilité de goûter aux plats traditionnels de la cuisine indienne, comme les tamales (galettes à la farine de maïs) préparées devant lui. D’autres institutions culturelles assument également leur rôle éducatif en organisant des ateliers apprenant à mieux consommer : l’American Natural History Museum de New York propose ainsi des stages de cuisine et de dégustation aux plus jeunes.
Enfin, je ne pouvais conclure ce très bref panorama sans aborder quelques œuvres entièrement comestibles, qui accèdent sans conteste, protégées par leur statut artistique, aux salles des plus grands musées du monde. Des paysages de Carl Warner aux installations mises en scène et photographiées par Sarah Anne Ward, en passant par les tableaux en toasts de Maurice Bennett ou les « repas de bonbons » de Jesse Gabe…les artistes n’ont pas fini de jouer avec la nourriture! Bon appétit!
Et vous, pensez-vous que la nourriture ait sa place au musée? Et quelles œuvres aimeriez-vous y déguster?