Hervé de Carmoy est un administrateur d'entreprises, vice-président européen de la Commission
trilatérale. Gage supplémentaire de sérieux, son essai est publié directement dans la collection Quadrige-Essais, des Presses Universitaires de France (pas sûr que la crédibilité de la
pourtant si noble collection Quadrige en sorte grandie...)
Il s'agit de la vision du monde d'un patron mondialisé, européen ardent. En ce sens, l'ouvrage est représentatif de la vision du monde des élites françaises favorables au oui.
Il commence par caractériser l'époque à la manière de Paul Valéry ("le temps du monde fini commence"), sans le style : "l'ailleurs est ici, l'autre est le même et demain est notre
aujourd'hui"...
Ensuite, le livre est un long exercice de haute voltige. Ayant posé le principe de l'unité du genre humain, Hervé de Carmoy veut arriver à la conclusion que cette unité doit être réglée par les
Etats-Unis, avec la coopération servile de l'Europe - après tout, elle a été créée pour cela. Suivons-le dans sa démonstration.
Point par point, le paysage global peint par l'auteur est le suivant.
Les Etats-Unis sont la première puissance mondiale et le réalisme et l’intérêt de l’Europe imposent de se plier à cet état de fait. Selon de Carmoy, en effet, le génie européen, "du
Pacifique à l'Oural", nous unit, par delà nos divergences passagères. En face de « nous, les occidentaux », l'Islam - confondu brutalement avec l'islamisme - et l'Asie risquent de
revendiquer le contrôle des destinées du monde. Il appartient à une alliance entre les Etats-Unis et l'Europe, par la force s'il le faut, de contenir leurs prétentions. Pour justifier cette
primauté des démocraties libérales, l'auteur établit, en deux paragraphes de dix lignes, que l'Asie et le monde islamique sont incapables de se plier à des règles universelles. A contrario, le
message catholique - et les Lumières, appelées en renfort de l'Occident - démontreraient la capacité de l'ouest à définir des règles universelles.
On peut souscrire à une partie de ce message : il est vrai que les Lumières ont ouvert la voie à un monde fondé sur des règles de droit à portée universelle. Il reste que l'interprétation des
Lumières offertes par le courant atlantiste européen est bien spécifique. Ainsi des valeurs des Lumières vues par de Carmoy : "liberté, dignité et équité".
La liberté - définie préalablement comme la loi du marché - prime sur deux valeurs bien faibles. La dignité n'est pas l'égalité, on peut être plus ou moins digne (cf. le sens particulier de la
dignité ecclésiale : "Bénéfice auquel est annexée quelque juridiction, auquel est attachée quelque prééminence ou quelque fonction particulière au sein d'un chapitre"). L'équité fait
appel aussi à une sorte de bienveillance du pouvoir ("ce que c'est que l'homme équitable : celui qui, dans ses déterminations et dans ses actions, est porté aux choses équitables, celui qui
sait s'écarter de la stricte justice et de ses pires rigueurs", Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V).
Au fond, de Carmoy fait un appel à peine déguisé à une renaissance d'un camp occidental paternaliste, sous couvert de prise en compte des exigences d'une nouvelle solidarité mondiale. Il ne faut
pas se faire d'illusions, derrière quelques formules généreuses, l'appel à la guerre est clair : "Qui est l'adversaire ? L'unique gêne un peu sensible, le quarteron de dictatures qui ulcère
Israël et obère le pétrole. Frapper encore un grand coup dans ce bloc constitué de peuples désunis, y imposer des règles du jeu plus saines, appeler les peuples à s'en désincarcérer, c'est tenter
de faire avancer la donne d'un monde apaisé et irrigué par le commerce et la démocratie". Avis aux gêneurs et à l'Iran : toute entrave à la conception occidentale du commerce et de la
démocratie sera levée manu militari.
Au passage, dans l’ordre intérieur, le même mépris est exprimé pour qui ne pense pas comme lui : « à Paris par exemple, on [y] entend en duo le
langage simiesque des hooligans répondre à la glossolalie socialisante des bons sentiments »…
En dehors du cynisme le plus absolu qui se cache derrière ce discours de la mondialisation gendarmée, il faut, pour finir, souligner quelques fragilités dans le raisonnement. D'une part, pour de
Carmoy, les Etats-Unis ne font que commencer à retirer les bénéfices de leur suprématie, ils sont en position de poursuivre longtemps leur imperium. Pour nombre d'observateurs, bien au
contraire, les Etats-Unis ont déjà vécu trop longtemps à crédit, et la guerre irakienne est la limite à ne pas dépasser, au delà de laquelle ce pays que de Carmoy appelle "le système
institutionnel peut être le plus performant au monde" risque l'implosion. Autre illusion, l'opinion de l'auteur selon laquelle "l'Europe a su créer des institutions légitimes pour
déceler l'intérêt général de chacun de ses membres". Au moins pour les peuples qui ont eu à se prononcer là-dessus, et hier encore, les irlandais, il est permis d'en douter.
En conclusion de sa démonstration, de Carmoy en appelle donc, après avoir démontré un intérêt commun, à la mise en place d'un Comité pour l'Euramérique, qui serait, comme l'a été l'Europe du
charbon et de l'acier, le noyau de base d'un cadre politique commun. Pour lui, c'est le seul moyen de poser les bases d'un futur ordre mondial. On doit refuser, bien au contraire, de fonder un
système universel sur une tyrannie aussi égoïste et vulgaire que celle que décrit de Carmoy.