Parmi les pièces de Georges Courteline, celle intitulée L'Article 330, qui connut un beau succès au début du XXe siècle, n'est plus guère jouée de nos jours. Son titre même laisse le spectateur perplexe. Il est vrai que le texte de loi dont elle s'inspirait, qui réprimait l' outrage public à la pudeur, a disparu du Code pénal depuis la réforme de 1992. On lui a aujourd'hui substitué la notion d' exhibition sexuelle. Dans un essai intitulé Par le trou de la serrure (Fayard, 360 pages, 20€), Marcella Iacub, juriste et chercheur au CNRS, raconte l'histoire de la pudeur publique à travers les évolutions de la jurisprudence concernant les délits visés par l'article 330 et fait le point sur les évolutions contemporaines de la question.
Selon l'auteur, l'introduction du texte dans le Code pénal de 1810 visait à " protéger la société contre la vue de certaines scènes sexuelles. [...] la répression de ce délit avait pour but d'éviter de trop sexualiser la vie sociale, de lutter contre le libertinage et la débauche, qui risquaient de miner l'ordre des mœurs fondé sur le mariage et les sacrifices qu'il imposait. " N'oublions pas que l'étymologie du mot pudeur renvoi au latin pudor, qui signifie " honte ", héritage probable de la haine du corps instaurée par le christianisme. Pour répressif qu'il fût, l'article 330 représentait un progrès, dans la mesure où il opérait une séparation du droit pénal et de la morale religieuse. En effet, si l'Etat interdisait toute effusion dans l'espace public en dressant un " mur de la pudeur ", il laissait implicitement toute liberté d'exercice de leur sexualité aux citoyens dans le périmètre clos de leurs foyers.
On peut aisément l'imaginer, au cœur d'un XIXe siècle puritain qui, progressivement, " avait fait de la sexualité une menace, une activité honteuse et dangereuse contre laquelle il fallait se protéger ", cette liberté nouvelle ne pouvait perdurer. La jurisprudence s'ingénia donc à construire des raisonnements juridiques dans le but de restreindre jusqu'à la faire disparaitre la notion d'espaces privés - censés être des repaires du vice -,
obligeant chacune et chacun à une vigilance de tous les instants, à entourer leurs ébats d'un luxe de précautions inouï. Les juges profitèrent de la brièveté et de l'imprécision du texte, ainsi que du caractère abstrait de la notion d'outrage à la pudeur, pour s'octroyer une liberté d'interprétation des plus extensives. En historienne, presque en archéologue, Marcella Iacub rouvre pour nous les recueils de jurisprudence des XIXe et XXe siècles pour en exhumer les décisions de justice significatives de cette évolution. Les exemples étudiés, souvent cocasses, montrent que des individus, enfermés dans un espace clos et n'ayant nullement eu l'intention de se montrer au public, furent cependant condamnés ; cette affaire de 1857, qui suggéra sans doute à l'auteur le titre de son ouvrage, le prouve :" Quelques jeunes hommes, après un dîner, s'étaient enfermés en compagnie de plusieurs femmes au rez-de-chaussée d'un hôtel afin de se livrer à des ʺactes de libertinageʺ. Mais certaines personnes, en s'approchant, soit du trou de la serrure, soit des interstices des jalousies baissées, ont pu apercevoir la scène. [...] Ainsi, être vu par le trou de la serrure ou à travers les interstices laissés par des jalousies baissées fut considéré comme un acte de négligence à l'égard de la pudeur publique et donc comme une exhibition volontaire. "
Il est intéressant de constater que la Justice, tout comme la " morale " sous-jacente à sa décision, ne se préoccupait pas de la curiosité malsaine des voyeurs qui, leur forfait commis, se déclaraient choqués (pudibonderie et pureté d'âme font rarement bon ménage). Pourtant, un vieil adage du droit voudrait que nul ne puisse se prévaloir de sa propre turpitude... Mais cette indulgence s'explique : ces voyeurs se révélaient finalement des auxiliaires zélés de l'Etat - ses yeux, en vérité - et servaient son souci de poursuivre
les activités sexuelles des citoyens jusqu'au cœur des alcôves, dans le cadre d'une véritable " croisade morale ". On comprend mieux pourquoi les portes des chambres furent dès cette époque équipées de cache-serrures... Cette précaution devint toutefois insuffisante au regard des juges qui décidèrent dans un second temps que " tout espace privé, non visible et non accessible de l'extérieur, pouvait devenir aussi public qu'une rue pour autant que trois personnes au moins y soient réunis. " En d'autres termes, " si l'on partageait son appartement avec quelqu'un d'autre que son partenaire sexuel, ce tiers pouvait arriver à tout instant et transformer le logement en lieu public. " Une malheureuse grand-mère, surprise avec son amant par son petit-fils car elle avait oublié de fermer la porte de sa chambre à double tour fit les frais de cette interprétation nouvelle.Une telle omniprésence de l'Etat dans les affaires privées devait aboutir à une réaction légitime en sens contraire. Dès la fin du XIXe siècle, les artistes devinrent les fers de lance de la théorie du " nu chaste " (c'est-à-dire non érotique et " racheté " par un but artistique), notamment à l'occasion de spectacles de théâtre ou de music-hall ; parallèlement, les étudiants aux Beaux-arts déclenchèrent avec l'enthousiasme de leur jeunesse la " guerre du nu ". Au XXe siècle enfin, les revendications des naturistes et, dans les années 1960-70, des adeptes du monokini finirent par infléchir la jurisprudence jusqu'à pratiquement faire tomber l'article 330 en désuétude.
Le nouveau Code pénal introduisit alors la notion d' exhibition sexuelle qui offre à Marcella Iacub l'occasion d'une analyse des dérives contemporaines qu'elle entrevoit. Selon elle, la séparation spatiale (espace public/espace privé) semble avoir disparu au profit d'une nouvelle notion, la " stricte logique du sexe " :
" Désormais, le scandale de la sexualité ne sera plus dans l'espace, mais dans l'esprit de ceux qui ne savent pas jouir dans la loi. [...] Ainsi, on ne punira plus les gens comme cette grand-mère surprise par son petit-fils parce qu'elle avait oublié de laisser la clé dans la serrure. En revanche, l'institutrice qui a posé la main sur la jambe d'une jeune élève pourra être accusée d'avoir pratiqué sur elle un attouchement ʺsexuelʺ. "
S'intéressant en particulier aux exhibitionnistes, l'auteur compare la relative mansuétude
mâtinée de pitié que leur réservaient les tribunaux avant la réforme de 1992 à l'extrême sévérité des peines appliquées aujourd'hui. Elle souligne également la délégation par l'Etat aux particuliers du " pouvoir de déterminer dans tout espace [...] si ce qu'ils ont vu constitue un acte de violence à leur égard ", avec tous les abus que ce pouvoir peut entrainer.L'approche de l'auteur est sans conteste militante, ce qui ne retire rien à l'intérêt de son étude et permet d'alimenter le débat sur un sujet qui, pour délicat qu'il soit, n'en concerne pas moins les libertés individuelles. Cela dit, il faut en convenir, le lecteur qui ne serait pas familier du style et des subtilités des raisonnements juridiques peinera peut-être au fil des pages. Pour être vraiment apprécié du grand public, le livre aurait sans doute mérité la fluidité d'écriture que l'on retrouve, par exemple, dans l'ouvrage d'un autre juriste, Le Livre noir de la censure (voir ci-dessous l'article du 2 avril 2008, Censure, les nouveaux visages d'Anastasie ).
Illustrations : Remy Cogghe, Madame reçoit, 1908 - Alice au pays des merveilles.
À propos de T.Savatier
Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008