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L’hégémonie médiatique française tient en quelques noms. Pierre Bergé (fortune de 180 millions d’euros), Xavier Niel (7,8 milliards de chiffre d’affaire) et Mathieu Pigasse (issu du secteur bancaire et haut fonctionnaire de Bercy) possèdent par exemple Le Monde en presse quotidienne, le Nouvel Obs, Courrier international, Télérama, les Inrocks, Têtu, en presse magazine, mais aussi le Huffington Post, Causeur et Atlantico pour la presse internet et Radio Nova pour la radio.
Bouygues (12,4 milliards d’euros) détient quant à lui, outre TF1 qui reste la première chaîne française en matière d’audimat, la chaîne d’infos LCI ainsi qu’Eurosport. Lagardère (290 millions) contrôle les magazines Elle, Paris Match, le Journal du Dimanche, mais aussi Europe1 et Virgin radio, ainsi que le groupe Hachette, acteur majeur de l’édition en France. De la presse féminine à la radio de jeunes en passant par la presse people, branchée ou "intello", l’ensemble du paysage médiatique est aux mains de ces quelques milliardaires. Il faut ajouter à cette liste Patrick Drahi (16,7 milliards), PDG de SFR-Numéricable, propriétaire du quotidien Libération, des magazines L’Express, l’Expansion, L’Étudiant, de la chaîne d’infos BFMTV et de la radio RMC. Le sénateur UMP Serge Dassault détient pour sa part Le Figaro, et la première fortune de France, Bernard Arnault, est propriétaire de plusieurs publications du secteur économique, à commencer par le très réputé Les Échos, ainsi que du Parisien, l’un des plus gros tirages en presse régionale.
Enfin, le plus célèbre de ces milliardaires, Vincent Bolloré, ami de Nicolas Sarkozy et acteur majeur de la France-Afrique, possède désormais Canal+, I-télé, Direct8 pour ce qui est de la télévision, mais encore Direct Matin en presse écrite et Dailymotion pour l’internet. François Pinault fait pâle figure en ne détenant que Le Point.
On pourrait s’étonner de l’investissement toujours plus prégnant de ces milliardaires dans des organes de presse notoirement déficitaires, comme Le Monde par exemple. Pour l’ensemble de la presse écrite, on note un recul de plus de 4% du chiffre d’affaire global en 2014, lié aussi bien à la diminution des ventes qu’au recul de la publicité. Un constat qui reste le même depuis 7 ans et qui touche aussi la presse gratuite. Alors pourquoi perdre autant d’argent dans de telles entreprises?
La réponse tient en un mot: influence. Les milliardaires cités ont en effet tout intérêt à s’assurer de la collaboration de l’État à leurs intérêts particuliers. Que ce soit dans l’aviation (Dassault), le développement d’infrastructures dans les anciennes colonies d’Afrique (Bolloré), le secteur du luxe (Pierre Bergé, Pinault, Bernard Arnault) ou encore les télécoms (Bouygues, Xavier Niel), l’État possède un pouvoir de nuisance ou de facilitation considérable, que ces hommes d’affaire entendent contrôler. Il s’agit donc pour eux d’exercer une influence sur les décideurs publics, les concurrents et les clients, en gérant la somme d’informations qui se diffuse dans l’opinion publique. Plus on possède de médias, plus le message a d’impact. Il devient alors aisé d’orienter l’opinion publique dans la direction souhaitée, notamment via les sondages, à la fois commandés et diffusés par les médias en question.
On le sait, les sondages politiques permettent d’accomplir des prophéties auto-réalisatrices et de mettre sur le devant de la scène tel ou tel homme politique. Ces dix milliardaires ont donc le pouvoir de faire ou défaire une carrière politique, de favoriser l’image de telle ou telle personnalité, ou au contraire de la détruire. Cette influence décisive leur permet de protéger leurs intérêts. Par exemple, si l’État décidait d’instituer une forte taxe sur les produits de luxe, les acteurs du secteur subiraient de lourdes pertes. Afin d’éviter cette contrariété, le plus simple est encore de maîtriser les décideurs, via l’opinion publique et donc la presse, plus efficace que la corruption ou le lobbying.
Dès lors, on comprend aisément que la protection de leurs intérêts pousse ces grands industriels à garder l’œil sur le contenu des médias qu’ils possèdent. Même si, officiellement, ils n’ont pas à intervenir dans les contenus éditoriaux diffusés, la réalité dément régulièrement cette pseudo-neutralité.
Vincent Bolloré s’est particulièrement illustré en la matière. Dernièrement, malgré l’accord de la direction des programmes et celle du service juridique de Canal+, il a interdit la diffusion d’un documentaire mettant en cause le Crédit Mutuel dans une affaire de fraude fiscale à très grande échelle. D’un simple coup de téléphone, il a ainsi évité que cette banque subisse un revers du même ordre que HSBC. Quand on sait que le Crédit Mutuel est un partenaire historique du groupe familial de Vincent Bolloré, on ne s’en étonne guère. En outre, le patron du Crédit Mutuel possède une grande partie de la presse quotidienne régionale via sa filiale Ebra: son discrédit aurait donc nui à l’influence du groupe et de ses amis. La refonte des Guignols de l’info, qui a suscité tant d’émois fin 2015, participe de cette même emprise éditoriale. Si l’on songe que le réseau satellitaire de Canal+ permettra au milliardaire de toucher des dizaines de millions de personnes en Afrique, on comprend qu’il veuille en contrôler tous les aspects.
Dans la même veine, le président de la chaîne M6, Nicolas de Tavernost, a publiquement reconnu pratiquer la censure. Un documentaire mettant en cause Xavier Niel (patron de Free) a ainsi été mis sous le boisseau. Pourquoi? Parce que Xavier Niel travaille avec Orange, partenaire de la chaîne. Mais là où le bât blesse encore plus, c’est à travers l’autocensure pratiquée par de nombreux journalistes, qui se résignent à ne pas divulguer certaines informations pour conserver leur poste ou favoriser leur carrière.
Il existe pourtant des instances de régulation qui devraient veiller à ce que ces monopoles ne s’installent pas, et assurer de la sorte un véritable pluralisme médiatique. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), l’Autorité de Régulation de la Concurrence ainsi que l’ARCEP pour internet, ont vocation à éviter ce genre de situations. Pourtant, aucune de ces instances ne réagit à la concentration toujours plus grande des médias entre quelques mains.
L’État, première victime de cette hégémonie puisqu’elle vise précisément à s’assurer de sa coopération en dépit de l’intérêt général, ne réagit pas non plus. Les aides accordées aux médias détenus par ces quelques milliardaires ne sont pas inférieures à celles octroyées à la presse indépendante. La loi "anti-Hersant" de 1984, ainsi que celle de 1986, ne sont pas appliquées et restent de peu d’effet, mais personne ne semble s’en inquiéter au sommet de l’État.
Plus grave, des ressources publiques comme les fréquences audiovisuelles sont offertes gratuitement par l’État à des hommes d’affaires qui peuvent ensuite les revendre pour des millions d’euros, comme ce fut le cas pour la chaîne numéro 23. Attribuée gracieusement par le CSA au lobbyiste Pascal Houzelot, très connu dans les cénacles mondains parisiens, puis revendue 3 ans plus tard à Alain Weill pour la somme de 88,5 millions d’euros.
Face à cette inertie ou complaisance des pouvoirs publics, la seule issue pour que les propriétaires ne puissent faire pression sur les journalistes en matière de contenu éditorial demeure la création d’organes de presse indépendants du secteur industriel. C’est précisément ce qui est en train de se passer, avec l’apparition de nombreux médias numériques dont l’influence grandit peu à peu. Ainsi Bastamag et Mediapart, journaux pure player, voient-ils leur audience augmenter au fil des ans et leurs parts de marché s’accroître. Devant le recul de la presse papier, la presse multimédia permet aux journalistes de retrouver non seulement la possibilité de travailler, mais aussi et surtout de le faire dans le respect d’une véritable liberté d’expression.