Dans les deux articles qui viennent, je vous présente deux livres qui vous offrent un voyage immobile et gratuit. Le premier :
Eugen Ruge, Le chat andalou, 2015.
D'après ce que j'ai compris, le narrateur est une sorte d'écrivain allemand qui a déjà connu quelque succès et qui, dans une autre vie, avait un autre métier. Visiblement, son quotidien est monotone, pas très joyeux et surtout très répétitif et ennuyeux. Du moins, c'est le sentiment qui se dégage des premières pages du livre. Sur un coup de tête, le personnage se met à tout résilier : abonnements de téléphone, loyer, etc... à vendre ce qui lui reste de meubles. Il salue une dernière fois son ex copine qui n'a rien d'une sainte ainsi que sa belle fille, puis s'en va en direction de l'Espagne. Il cherche la chaleur. Son court séjour à Barcelone le déçoit... et nous déçoit aussi. On se demande pourquoi l'auteur a tenu à faire faire escale dans cette ville à son héros. Les quelques pages qui racontent cette brève expérience ont tout du remplissage. A moins qu'il y ait une raison implicite, mais je ne l'ai pas trouvée. Allez, peut-être que la grande ville ne convient pas au protagoniste, lui qui a quitté Berlin il y a encore peu de temps. C'est finalement au Cabo de Gata, au bout du bout de l'Andalousie, que nous atterrissons avec lui. L'ambiance hors saison n'est pas des plus festive et le projet de notre ami complètement flou. Il vient s'enterrer dans ce bled paumé pour trouver l'inspiration, pour écrire, et nous faire part de la naissance et de l'évolution de ses idées, si tant est qu'il en ait. Bref, comme prévu, rien ne vient. On passe des heures à se balader à sa suite sur le front de mer, à chercher des coquillages sur la plage ou à rester assis sur un banc face à la Méditerranée. Dans le genre roman où il ne se passe rien, on atteint des sommets. Ah, si, le chat. Oui, notre personnage se prend d'affection pour un chat, à moins que ce ne soit l'inverse, et on est mis au courant du lent processus d'apprivoisement des deux sauvages, l'homme et la bête. Mais rien de transcendant. Quant au projet de roman, on arrive à la fin du livre et au départ du narrateur qui s'échappe de son bled paumé de la Méditerranée sans en avoir vu la couleur. Pourtant...
Pourtant, j'ai lu le roman jusqu'au bout. Je suis restée perplexe, certes, mais j'ai poursuivi la lecture. Attirée par ce changement de vie sur un coup de tête et intriguée par ce que le personnage allait bien mettre en œuvre pour avancer, intéressée par le travail de l'écrivain de travailler sur du rien. Quelques rencontres avec d'autres personnages échoués sur ce bout de terre ; des repas toujours pris au même endroit ; le même journal lu chaque jour dans le but de progresser dans la langue espagnole ; et des carnets sans cesse raturés. Cette mise en abîme du travail de romancier, cette vacuité de l'écriture et ces efforts vains et prétentieux pour sortir quelque chose de son stylo, tout écrivain en herbe les connaît. Ce sont ces lignes sans concession, cyniques et terriblement réalistes sur le processus de création, sur son inutilité et la folle énergie que le cerveau peut lui consacrer, qui ont fini de me convaincre que ce roman conceptuel méritait le détour.
"Je me demandai d'où venait ce désir funeste, dévastateur, irrationnel, qui me poussait à écrire. Je me souviens du soudain étonnement qui monta en moi, et même de ma colère. Je pensais à toutes ces tentatives avortées, aux tourments que je m'infligeais. Je me disais que c'était évidemment idiot de passer sa vie à essayer d'exercer une activité dépassée, autodestructrice et qui, en plus, ne rapportait rien."
Et en même temps, c'est une ode au paysage, un anti guide touristique, tout le contraire d'un "que voir que faire en Andalousie
" qui aurait pu, comme dans d'autres romans du genre, s'insérer dans la narration. L'histoire pourrait se passer n'importe où ailleurs dans le monde, tout comme on est persuadé qu'elle ne peut avoir lieu ailleurs que là. C'est l'un des mystères de ce livre qui, au final, m'a beaucoup plu.