Les géants du Net semblent nourrir à l'encontre de L’Origine du monde une inquiétante obsession. Après Picasa (filiale de Google), qui mit en sommeil en 2008 le compte d’un internaute dans l’album duquel une photo du tableau figurait, après Facebook qui avait suspendu plusieurs comptes (dont celui de la très sérieuse Tribune de Genève) pour le même motif avant, apparemment, d’assouplir très dernièrement ses règles, c’est au tour de la boutique en ligne Amazon de censurer la toile de Courbet. L’histoire est assez ubuesque et le hasard veut que j’en sois un protagoniste involontaire, raccourci cocasse puisque j’interviens régulièrement dans ces colonnes depuis 2008 pour défendre le tableau contre les censeurs, au nom du principe de l’autonomisation de l’art.
Depuis la publication en 2006 aux éditions Bartillat de mon essai L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet, le livre avait constamment été répertorié en l’état au catalogue d’Amazon. Il y avait même, pendant plusieurs semaines, occupé la tête des ventes de livres d’art. La couverture des trois premières éditions s’illustrait d’une reproduction de la toile qui occupait environ 1/8 de l’espace. Pour la quatrième revue et augmentée, tirée dans le format « semi-poche » de la collection « Omnia », l’œuvre, recadrée, qui s’étalait partiellement sur les 2/3 de la couverture, ne suscita aucune réaction négative, pas plus que les traductions italienne, espagnole et polonaise de ce titre que la librairie en ligne propose, où le tableau figure intégralement et en bonne place.
La taille compte-t-elle vraiment ?
En novembre 2015, mon éditeur mit en vente un nouveau tirage, revenant cette fois à un format classique, assorti d’une couverture entièrement recomposée, sur laquelle l’intégralité du tableau occupait la moitié supérieure. Au début de 2016, cette couverture fut retirée par le site. Croyant à une simple erreur, les éditions Bartillat en demandèrent le rétablissement. Après plusieurs relances, celle-ci réapparut mais... amputée de la reproduction du tableau ! Il fut finalement répondu au distributeur du livre qui s’inquiétait de cet escamotage que cette suppression se justifiait parce que la couverture ne respectait pas les « règles de validation » d’Amazon.
Celles-ci restent assez peu claires, mais, au prix de quelques recherches, on peut découvrir dans la page du site décrivant « le programme Avantage [offrant] aux studios, éditeurs, labels et distributeurs la possibilité de développer considérablement leurs ventes », à la rubrique « Instructions et règles applicables », un article 1-7 ainsi rédigé : « En aucun cas nous n’accepterons une référence que nous considérons, à notre discrétion, comme pornographique ou raciste. » Bagatelle pour un massacre, le pamphlet violemment antisémite de Céline, y est pourtant proposé en tirage d’époque...
Dans la mesure où les précédentes éditions de mon essai ne firent l’objet d’aucune amputation, on doit logiquement en déduire qu’Amazon assimile (à sa discrétion, ce qui engage sa responsabilité) L’Origine du monde, toile accrochée depuis 1995 sur les cimaises du musée d’Orsay et visible par tous, à une image pornographique dès lors qu’elle occupe la moitié d’une couverture de livre. Ce puritanisme pourrait sembler ridicule : accepter 1/8e de page et refuser 1/2 page de la même œuvre relève de l’incohérence, sauf à considérer qu’en matière de sexe (ici pourtant féminin), la taille compte...
La mutilation de la couverture du livre paraît d’autant plus étrange que le pouvoir discrétionnaire d’Amazon manque en l’occurrence singulièrement... de discrétion. En effet, se vendent sur le même site, dans la rubrique « Cuisine et maison », plusieurs reproductions « de haute qualité » du tableau (sur papier ou sur toile) dont l’image n’est pas le moins du monde tronquée. Il est même indiqué aux internautes curieux du détail ou malvoyants : « Passez la souris sur l’image pour zoomer ». On ne saurait exprimer intention plus altruiste.
Le plastique, c’est fantastique !
Le site réserve encore d’autres surprises, meilleures ou pires - chacun jugera. Dans la section « Hygiène et santé », ou en réponse au mot-clé « sextoy », on trouve en libre accès dans la boutique tout un assortiment d’articles illustrés de photographies particulièrement explicites (il est cette fois indiqué aux curieux qui ne seront pas déçus : « cliquez pour ouvrir le point de vue élargi »). Ces produits sont, notamment, ainsi désignés : « Vagin vibrant avec langue lécheuse » (sic), « Fessier vibrant, vagin et anus », « Vagin et anus chauffant » (pour les frileux, sans doute), jusqu’à un « See me squirt » (vagin et anus femme fontaine), alliance inattendu de la technologie des polymères et de la plomberie miniaturisée, actuellement vendu sous un slogan promotionnel qui ne saurait s’inventer : « Nettoyage de printemps ».
Tartuffe 2.0
Si l’on résume ce cas d’école grotesque, pour Amazon, supposé représenter la modernité du Net et diffuser des articles culturels, L’Origine du monde occupant la moitié de la couverture d’un essai ayant obtenu un prix littéraire et considéré (je ne me serais jamais permis de l’écrire si la presse et les spécialistes ne l’avaient pas qualifié ainsi) comme l’ouvrage de référence sur ce tableau serait « pornographique » ; elle devrait être effacée.
En revanche, des sextoys présentant, avec moins de bonheur esthétique et sans le statut d’œuvre d’art, le même sujet dans un cadrage similaire, n’appartiendraient pas à cette catégorie « infamante » ; leur photographie aurait droit de cité. Il y a bien là deux poids, deux mesures. Comme si le puritanisme mâtiné de moraline nietzschéenne ne devait pas s’appliquer à des produits industriels (générant sans doute de fortes marges), mais frapper dans toute sa rigueur le tableau le plus célèbre de l’art occidental après La Joconde... Juvénal l’avait déjà souligné : « Et c’est sur nous, grands dieux, que la censure tombe ! / On fait grâce au corbeau pour vexer la colombe. » Et tant pis si cette politique, bien plus imbécile que « vertueuse », porte préjudice à un auteur, à son éditeur et aux lecteurs qui peineront davantage à trouver l’ouvrage. Cependant, c’est dans le choix de la boutique en ligne non dénué, penseront les mauvais esprits, de quelques arrière-pensées économiques, que réside la vraie pornographie.
Si le droit français se garde de définir le terme, on ne s’attend guère à ce qu’un magistrat prenne le risque de qualifier la toile de Courbet de « pornographique » et entre en voie de condamnation au titre de l’article 227-24 du Code pénal (qui, hélas, n’exclut pas les œuvres de l’esprit de son champ d’application) dont il a souvent été question dans ces colonnes, sous peine de ridicule. Amazon ne risque donc rien et on comprend mal sa position, a fortiori lorsque l’on sait qu’aux Etats-Unis, pays d’origine du groupe, depuis l’arrêt Miller (1973), la Cour Suprême exclut de la catégorie « obscène » les créations qui présentent une « valeur littéraire, artistique, politique ou scientifique sérieuse », qualités que l’on ne saurait refuser à L’Origine du monde, mais qu’il est difficile d’attribuer à un sextoy...
In fine, que répondre aux censeurs ? Le sujet y invite-t-il ? Il me vient en mémoire une réplique de Michel Audiard, lancée par le regretté Bernard Blier, qui pourrait ici servir de conclusion : « J’ai déjà vu des faux-cul mais vous êtes une synthèse ! »
Illustrations : copie d'écran de la fiche Amazon où la couverture a été censurée, copie d'écran de la fiche Amazon proposant une reproduction "haute qualité" sur poster de L'Origine du monde - Couverture de la 4e édition de L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, copie d'écran d'un sextoy proposé sur le site Amazon.