Cette série photographique propose une réflexion sur l’errance à travers une “représentation“de l’Odyssée d’Ulysse. Déjà visitée et revisitée par la pensée depuis des millénaires, ce classique exprime la quête identitaire de l’individu. C’est sa dimension d’universaux qui nous interpelle. L’odyssée d’Ulysse, égarement d’un archipel à l’autre, est un discours qui porte un projet de fidélité individuelle, de haute mémoire à soi -même. C’est une mythologie, la conter par le biais d’une allégorie doublement masquée, c’est aussi une manière de l’exempter de toutes pensées obtuses, de l’ouvrir à la liberté des potentiels que chacun pourra et voudra y investir.JBB
Pouvez-vous retracer la genèse de ce projet Mythlogiques? En quoi ce projet répond-il au thème de Tropiques Atrium, Classiques revisités ?
Sans avoir la prétention de vouloir expliquer les mystères de la création, disons qu’à un moment donné une alchimie se fait. C’est une rencontre entre une partie du fond documentaire de mon esprit et l’énergie du monde. Dès les années 90 j’étais très admiratif des premiers masques Bidons d’Hazoumé, la simplicité du détournement de l’objet usuel me renvoyait à la Tête de taureau/selle de vélo de Picasso. Il y a aussi dans mon fond intime ces quatre photos de Picasso prises sur la plage de Golf-Juan par Gjon Mili en 1949. On y voit Picasso, les pieds dans l’eau, portant un gros masque heaume en forme de tête de taureau. Sur l’une des quatre photos la tête est retournée. Picasso présente donc à l’objectif la nuque du taureau à la place du museau. Le lieu (la plage, les liberty-ships sur l’horizon), la lumière et la force absconse de cette image me fascinent depuis longtemps. J’ai voulu essayer de reproduire cette puissance… et les Bidons sont remontés au guichet de l’archiviste. Si le Taureau est un des fondements de la cosmogonie méditerranéenne, les bidons sont eux un des “universaux“ de notre monde moderne. Cela est particulièrement vrai dans le monde tropical où le Bidon a souvent plusieurs vies…
Mais évidement une telle composition (un être humain avec un bidon à la place du visage) n’avait pas de sens. C’était juste sa force irraisonnée qui pouvait lui donner une justification.
Donc le basculement dans la mythologie était, pour moi la seule solution mentale à cet assemblage à première vue stupide. Or la Mythologie qu’elle soit issue de la mer Egée ou de la mer des Caraïbes renvoie toujours à l’intervention divine dans le cheminement de l’être (humain). Ainsi dans l’Odyssée, Ulysse va d’îles en îles vers son propre accomplissement et sa propre liberté. Sur chaque île il rencontre une divinité qui le contraint à prendre une décision ou à évoluer. Le mythe de l’Odyssée n’est que le récit dans une tradition écrite de ce qui dans le Vaudou (ou la Santeria et le Camdonblé) de tradition orale, serait vécu dans le rite. (Cf Metraux, Gasner-Joint) C’est la relation au “sur-humain“.
Bien que n’étant pas marin, les îles et les archipels m’évoquent toujours le cheminement et la progression en forme de saut de puce. Si je pense au voyage d‘Ulysse, je pense aussi aux grandes pirogues des Caraïbes remontant l’arc Antillais, à la progression des Polynésiens traversant le Pacifique jusqu’à Hawaï, aux Balseros Cubains essayant de rejoindre Key West, et bien sur aujourd’hui aux Syriens fuyant les horreurs de la guerre.
Classiques revisités ? Au final il semble que l’équipe de l’Atrium était d’accord avec moi quand j’avais la prétention de revisiter librement un Classique de la littérature. D’autre part l’image inconsciente que j’ai des mythes grecs est celle de la peinture classique européenne (N. Poussin ou les Tiepolo). Donc tout ça oui c’est bien du Classique…
Comment est née l’idée du masque ? quelle est sa fonction ?
Ce n’est pas l’idée du masque qui est venue; c’est celle de l’incarnation du Bidon. En fait j’ai découvert un peuple d’êtres particuliers qui semblent à mi chemin entre les hommes et les entités sur-naturelles…
Donnez vous des indications particulières à vos modèles pour le « costume » ? Qu’est ce que vous expliquez du personnage au modèle qui l’incarne ? Qui sont ces personnages ?
Oui lors de la prise de vue, je donne une petite indication au modèle ; Mais souvent ils ne sont pas très vêtus… La plupart du temps la simple évocation du mot “mythe“ suffit au modèle pour qu’il prenne la pose qui va nous satisfaire. En fait, il est t plus utile de diriger réellement sont corps, car n’oublions pas que les modèles ne voyent rien, ils sont dans le noir du Bidon (!) et donc un peu pétrifiés (tiens tiens). Merci à eux pour leur patience.
Cette série est – elle narrative ?
La composition, l’esthétique, le cadrage, l’éclairage ne sont que des moyens de mise en scène d’un “message visuel “. Ces images n’ont pas une finalité documentaire, elles évoquent une histoire, une fiction, une narration.
La relation du personnage avec le paysage environnant est,semble – t il, très importante?
Oui bien sur. Je me définis toujours (peut-être à tort) comme un photographe paysagiste. Mon rapport au monde et au réel a longtemps été dominé par ma présence au paysage et à l’environnement, l’entour. C’est peut-être une attitude de solitaire. Un être, fut-il un “demi dieu bidonné“, n’existe que s’il est présent dans un espace ou un lieu. Enfin je crois que c’est dans la nature qu’on rencontre le plus d’êtres surnaturels (!). Il y a un lien avec la peinture occidentale (dès le XVIe) où le rapport espace figure est pour moi très évocateur.
Pour la prise de vue, je trouve généralement le lieu avant de savoir quel personnage je vais pouvoir y mettre. Mais pas toujours. Si je pense à un personnage particulier, je l’imagine dans l’environnement qui lui est généralement dédié par le mythe. C’est surtout utile dans la création, pour moi, ça ne l’est pas forcement pour le spectateur. Et je ne pense pas tout le temps à un personnage très précis. Peut-être suis-je plus près d’une allusion à des archétypes généraux. Un roi, c’est un roi, que ce soit Alcinoos, (rois de Phéacie à qui Ulysse raconte son histoire) ou Tui Viti (roi de Fidji) ; de même tous les hommes savent qu’on représente toujours Ochun ou Ezruli dans une rivière… c’est dans le mythe. Mais dans mes images ce n’est pas forcément toujours aussi précis. Ça peut aussi être décalé ou juste évoqué.
Pour deux des images, on passe d’un décor naturel à un environnement plus urbain …
Oui c’est un peu décalé par rapport aux autres images. Disons qu’il s’agit de l’évocation du culte moderne de l’objet le plus emblématique de notre société. Quand on s’intéresse un peu à la mythologie il y a un livre sur lequel généralement on tombe, même par hasard, qui est Mythologies de Barthes. Or dans mon souvenir sur la couverture de l’édition des années 80 la célèbre DS Citroën est d’un jaune pâle. Dans notre cas, la voiture américaine évoque le mythe américain, n’oublions pas que la Caraïbe c’est l’Amérique… mais que l’american-way-of-life n’est pas très répandu dans les iles… ça reste un souvent un rêve, comme pour les Balseros.
Voici une petite citation des Mythologies de Barthes qui est valable aussi bien pour la voiture que les Bidons :
La nouvelle Citroën tombe manifestement du ciel dans la mesure où elle se présente d’abord comme un objet superlatif. Il ne faut pas oublier que l’objet est le meilleur messager de la surnature : il y a facilement dans l’objet, à la fois une perfection et une absence d’origine, une clôture et une brillance, une transformation de la vie en matière (la matière est bien plus magique que la vie), et pour tout dire un silence qui appartient à l’ordre du merveilleux.
Forcément il y a un jeu dans les références évoquées. En fait les bidons, le détournement, c’est un jeu, un amusement, ce qui n’empêche pas d’y trouver un fondement.
Cette série va t – elle être poursuivie ou s’arrête -t – elle là ?
Il me faut du temps pour mettre un terme définitif à une série. Elle va peut-être évoluer.
Comment qualifieriez – vous ce mode photographique ? Dans quelle catégorie le classeriez – vous ?
Narratif dans le sens que les plasticiens lui donnent. Cela dit si j’aime bien les fonds documentaires et les archives intimes, j’ai plus de mal avec les classifications qui m’importent peu…