Et pourtant, s'il y a une pièce qu'il ne faut pas manquer ces jours ci c'est bien le Don Juan mis en scène par Anne Coutureau.
Des étudiants dans la salle n'ont pas perdu un mot du texte. Et je vous parie que vous en sortirez en cherchant à vérifier dans le texte original ce que elle a pu avoir le culot de changer. Rien pourtant.
Disons plutôt qu'elle aurait eu l'idée de génie d'ajouter, non pas des répliques, mais des cris et des halètements qui donnent une lecture particulière et permettent d'entendre ce qu'il y a de si moderne dans l'écriture de Molière.
Au début la salle est dans un noir absolu, comme jamais encore je ne l'avais vécu au théâtre. Dans notre dos des halètements installent un climat proche du cinéma d'horreur. Les souffles se déplacent. Ils proviennent maintenant du plateau où on devine une scène d'amour ... À moins qu'il ne s'agisse d'une scène de bagarre. Une faible pénombre nous permet de discerner trois hommes cagoulés qui s'en prennent violemment à un autre. Un projecteur de cinéma éclaire ce qui semble devenir une scène de crime. Jusqu'à la mise à mort. Celle de Don Juan peut-être, prévenant le spectateur que justice sera rendue par les hommes si Dieu ne daigne pas s'en charger.
Lumière. Deux jeunes dialoguent avec le ton et le rythme qu'on a l'habitude d'entendre dans les banlieues, à la limite du slam. On pense à ces lycéens qui répètent une pièce de Marivaux dans le film l'Esquive d'Abdellatif Kechiche. On ressent l'intensité avec laquelle le public devient soudainement extrêmement attentif, et cette tension ne faiblira jamais.
Sganarelle car c'est bien lui, fait l'éloge du tabac. Des rayons lumineux peignent un décor imaginaire. (la scénographie est à la fois simple, originale et efficace). Tu ne sais pas encore quel homme est Don Juan. Petits rires dans la salle, et on ne pourra pas se retenir car Molière l'a sans doute voulu ainsi.
Arrive Don Juan. Qui affirme que tout le plaisir de l'amour est dans le changement. Le comédien s'empare avec talent du challenge d'interpréter l'extase. Je me sens un cœur à aimer toute la terre résonne avec vérité. Et que son valet tente de le raisonner, il oppose que c'est une affaire entre le ciel et lui. S'il était orthodoxe ce serait acceptable mais si on resitue la pièce dans le contexte de l'époque où le roi était aussi le chef de l'Eglise catholique on mesure combien ce que cette "petite" rébellion pouvait avoir de sacrilège. Quoi de plus logique alors que la pièce se termine avec la mort de Don Juan. Molière n'aurait pas pu écrire une autre fin même s'il nous permet d'éprouver une certaine compassion à son égard.
Le personnage est fascinant. Cet homme pense ce qu'il fait, cherche sa vérité, n'épouse pas les valeurs du système parce qu'il n'a pas peur du châtiment. Il est donc vraiment libre. On est interpelé par l'immense courage et la force que cela lui donne. Prêt tout pour défendre ses idées.
De manière somme toute comparable à l'ermite (
un pauvre, qui dans la version de 1682 ressemble à un ermite et porte le nom de Francisque) qui refuse de jurer, même pour un louis d'or, préférant mourir de faim. Finalement il le lui donnera sans doute "pour l'amour de l'humanité" mais surtout parce qu'il admire sa rectitude.Plusieurs fois on sent Don Juan prête à remettre en cause ses certitudes mais il s'en confesse à son valet : " j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu’elles le pourront".
Dom Juan dilapide et défie ; en bafouant fidélité, honneur, respect, dévotion, il ébranle l’ordre social, religieux et familial. Mais où conduit cette liberté sans objet ? Quel écho cette revendication de souveraineté trouve-t-elle aujourd’hui ? En donnant pour cadre à la pièce la société actuelle, Anne Coutureau reconsidère chaque personnage, interroge le métissage culturel, la place de la religion, de la famille et de l’éducation. Dom Juan a engagé un combat contre Dieu ; n’est-ce pas là le signe d’un désir de sens et d’absolu ?Anne Coutureau abolit la distance entre plateau et salle. Elle nous entraîne dans le tombeau du Commandeur. On assiste à un match entre raison et foi. Elvire revient, comme une sainte. La scène devient église. L'ermite est le Christ. C'est intelligent ... et courageux.
Don Juan va mourir. Il ne reviendra pas sur ses propos. Il n'est aliéné qu'à une chose, à son désir, et ce désir est insatiable. Ce qu'il cherche est inaccessible.
Sganarelle critique la cour et des courtisans et annonce la fin : vous serez damné à tous les diables.
La bande son est à la mesure de la mise en scène, servant parfaitement le ton qui est donné. Moderne, contemporaine, sans tomber dans l'artifice.
avec Birane Ba - Pierrot
Dominique Boissel - Don Louis
Johann Dionnet - Don Alonse
Pascal Guignard-Cordelier - Francisque
Florent Guyot - Dom Juan
Peggy Martineau - Done Elvire
Tigran Mekhitarian - Sganarelle
Aurélia Poirier - Mathurine
Kevin Rouxel - Don Carlos
Alison Valence - Charlotte
assisante à la mise en scène Elise Noiraud
son - musique Jean-Noël Yven
lumières Dominique Fortin
scénographie James Brandily
costumes Julia Allègre
production Théâtre vivant, avec l’aide à la production de la Drac Île-de-France et le soutien de la Fondation NAH, de l'Adami et de la Spedidam.
Du 17 mars au 17 avril 2016
au Théâtre de la Tempête - salle Serreau
Cartoucherie de Vincennes - Route du Camp de Manoeuvre- 75013 Paris
du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de © Svend Andersen et sont des photos de répétition.