Relier corps esprit

Publié le 19 mars 2016 par Joseleroy

Nouvelle publication chez Almora ce mois de mars

UN très beau livre de Martine Larbat

Relier corps esprit

Taoïsme et philosophies indo-tibétaine

EXTRAIT :

Transformations et Dào

 La source ultime de ces transformations incessantes qui font le flux de vie est nommée par les taoïstes, Dào 道, la Voie. C’est là une appellation par défaut. Cette limitation est imputable au fonctionnement de l’esprit conceptuel qui est contraint d’isoler son objet pour le nommer. Il se révèle donc impuissant à opérer de la sorte avec un au-delà de l’être et du non-être… Le nom a pour seule fonction de nous laisser pressentir cet au-delà. Dès le chapitre1, le Dao De Jing nous avertit :

    

" La voie qu'on peut énoncer

N’est déjà plus la Voie

Et les noms qu’on peut nommer

Ne sont déjà plus le Nom[1]"

 Tout en ayant à l’esprit cette mise en garde, écoutons ce que Claude Larre et Elisabeth Rochat de la Vallée nous disent du caractère choisi pour évoquer la Voie, Dào 道 :

"Dao est une tête à la chevelure dénouée, comme l’est celle d’un magicien, associée à trois empreintes de pas évoquant une marche dansante. C’est le 'pas' d’un magicien."[2]

Le magicien, le chamane, commercent avec les forces de vie. Situés à la frontière du visible et de l'invisible, ils sont au cœur des transformations et ont pouvoir de faire apparaître ou disparaître les formes. Le chamane-Dào est en mouvement : celui d’une marche dansante. "Traditionnellement, le pied gauche se lève le premier, puis le pied droit est ramené sur le pied gauche ; puis le pas recommence."[3] Le pied gauche est associé au yáng, le pied droit au yīn. La marche du chamane initie le mouvement de la vie qui est l’alternance créatrice du yīn et du yáng. C’est à travers ce mouvement d’alternance que Dào se manifeste et nous apparaît. Il est insaisissable. Nous pouvons seulement en sentir la présence, nous glisser dans son flux.

 En français, nous disons le Dào ; nous le désignons au masculin.

Là encore, c'est trop dire : Dào nomme un au-delà du yīn/yáng d'où sourd le yīn/yáng. Quant à lui attribuer un genre, les taoïstes pencheraient plutôt pour le féminin. En témoigne ce passage du Laozi :

"L'âme du val ne meurt pas :

Elle est l'insondable féminin.

La porte de l'insondable féminin

Est aussi appelée racine du ciel et de la terre[4]."

 Contrairement à ce que nous pourrions croire, Dào n'est pas réservé à l'orbe taoïste. La langue chinoise en fait largement usage, par exemple pour désigner une capitale[5], un chemin, le cours d'un fleuve, la conduite d'un homme... "Car si les taoïstes ont choisi ce mot banal, c'est justement en raison de sa banalité, de façon à figer le moins possible cette réalité indicible dont ils tentent de s'approcher tout en sachant bien que le seul fait de la nommer la dénature[6]."

Dào, Vide Source

 Nous glisser dans son flux jusqu’à sentirqu’il est ce lieu depuis lequel se nouent les souffles : en ce sens il en est la tête, l’Origine. Cette Origine est dite wú 無.

Wú peut être traduit en français par vide, rien.

Au chapitre Ciel-Terre le Zhuangzi dit :

"À l'origine, il y a le Rien (wú ) ; le Rien n'a point de nom[7]."

 

 

 Comment entendre ce vide, ce rien ? Dans la culture occidentale, ces termes deviennent rapidement synonymes de néant et inspirent la peur. Ce n'est pas du tout ainsi qu'il faut comprendre wú 無dans le contexte taoïste. Ce caractère désigne ce qui n'est pas ou ce qui n'a pas. Cyrille Javary nous permet d'en mieux pénétrer le sens en nous présentant l'idéogramme ancien, utilisée lors de la rédaction du Dao De Jing :

"Bien qu'il existe de nombreuses variantes des formes anciennes de ce caractère, elles se ramènent majoritairement à la description d'une même scène habituelle à l'époque : le défrichage par brûlis. Grâce à cette scène, on comprend mieux comment l'usage de ce caractère a pu évoluer vers le sens d'une négation. (...)En effet, que reste-t-il après qu'on a mis le feu à une forêt ? Plus rien qu'une terre nue. Mais ce rien n'est pas vide : car cette terre noircie par le feu est remplie de cendres organiques, elle est gorgée d'éléments nutritifs, elle est pleine de mille moissons futures.

 Lu ainsi, le caractèrewú cesse d'être une négation privative, la marque d'une absence, d'un vide, d'un néant, pour devenir l'évocation d'une potentialité créatrice, d'une matrice féconde[8]."

Ce retour à l'origine du caractère et, par elle, à l'image nous permet de saisir que ce qui n'est pas ou ce qui n'a pas recèle en potentiel une capacité de manifestation, une puissance dynamique et créatrice d'où apparaîtra yǒu 有, ce qui survient, ce qui est porté à la manifestation. C'est ainsi que s'éclaire le chapitre 40 du Laozi :

  

"Les Dix mille êtres du monde

Sont le produit de ce qui a (yǒu )

Mais ce qui a (yǒu ) est produit de ce qui n'a pas (wú )[9]-[10]"

 Cependant, ne nous laissons pas abuser par l'aspect très concret de l'image du brûlis : quand wú 無s'emploie à propos de l'Origine, il qualifie un au-delà de toute représentation, de toute forme. C'est pourquoi l'Origine peut être dite le Sans Forme :

" Le Sans Forme c'est l'ancêtre fondateur des êtres[11]."

 

 Les taoïstes ont aussi recours à un autre terme, xū 虚, pour évoquer le vide :

"Chez Laozi comme chez Zhuangzi, si l'Origine de l'univers est le plus souvent désignée par wú 'Le Rien', xū est employé lorsqu'il s'agit de qualifier l'état originel auquel doit tendre tout être[12]." Xū 虚, traduit par vide, s'oppose à shí 实, le plein. Ainsi le Zhuangzi dit :

"Qui atteint à sa vertu primitive s'identifie avec l'origine de l'Univers, et par elle avec le Vide (xū)[13]."

"À partir de l'époque des Sung, notamment grâce au philosophe Chang Tsai qui consacra l'expression tài xū 'Vide suprême', xū est devenu le terme consacré pour désigner le Vide[14]."

 Du Vide sourd la Vie :

"La Voie donne vie en Un

Un donne vie en Deux

Deux donne vie en Trois

Trois donne vie aux Dix Mille êtres

Les Dix Mille êtres adossés au Yin

Embrassant le Yang

  Les souffles qui s'y ruent composent en harmonie[15]"

 

De la Voie ou Vide suprême, surgit un Souffle Premier, le Un, d’où naissent deux souffles, le yīn et le yáng. Puis vient le Trois et enfin les Dix mille êtres.

 De cette Source qu’aucun concept ne peut embrasser naît un mouvement créateur. Il est soufflé du Vide :

"L'intervalle Ciel Terre

Est comme le soufflet

Il se vide sans se lasser

Actionné il veut souffler encore[16]"

 Le diagramme de Lai Zhide, auteur du XVIème siècle, donne une représentation particulièrement claire de ce processus. Il se lit de bas en haut. L'au-delà de toute représentation est dite par un cercle vide (wú jí). Il est suivi d'un tài jí ou grand faîte qui représente les deux souffles yīn (noir) et yáng (blanc) naissant du centre Vide. Ils sont animés d'un mouvement spiralé. De cette dynamique naît la manifestation dont l'apparition graduelle est déclinée par les figures suivantes:

Diagramme de Lai Zhide.[17]

Le Vide médian

 Le Vide originel est présence agissante au coeur du manifesté, au sein des Dix mille êtres. On l'appelle alors vide médian. Par sa dynamique, il permet aux souffles yīn/yáng d'entrer dans leur mouvement d’échange :

"C’est lui qui attire et entraîne les deux souffles vitaux dans le processus du devenir réciproque ; sans lui le yin et le yang demeureraient des substances statiques et amorphes.[18]"

Il "est le point nodal tissé du virtuel et du devenir, où se rencontrent le manque et la plénitude, le même et l’autre[19]."

C'est en et par le vide médian que s'organise, se structure la rencontre des deux souffles yīn/yáng :

"le Vide même, loin d'être synonyme de flou ou d'arbitraire, est le lieu où s'établit le réseau de transformations du monde créé[20]."

 Le vide, est une puissance de transformation, présence insaisissable au cœur du manifesté. La pensée chinoise nous incite à ne pas arrêter notre regard au niveau le plus visible mais à devenir l’ami du caché d’où procède le visible. Ne nous laissons pas fasciner par l'apparence des choses, apprenons à ressentir la présence du vide, wú 無, au sein de toute chose. Au sein d'une roue de char, d'un vase, de la pièce d'une maison... :

"Trente rayons se joignent en un moyeu unique

Ce vide (wú ) dans le char en permet l’usage

 

D'une motte de glaise on façonne un vase

Ce vide dans le vase en permet l'usage

 

On ménage des portes et des fenêtres pour une pièce

Ce vide dans la pièce en permet l'usage[21]"

 Le vide est présent en toute chose. En l'homme aussi qui, au profond, à l'intime, a la capacité de le ressentir. Parce qu'il est situé entre Ciel et Terre, qu'il est né de leurs souffles,

"l'Homme, par son esprit, est capable d'acquérir les vertus de la Terre et du Ciel, de communier par le truchement du Vide médian avec le Vide suprême[22]."



[1] Dao De Jing, Trad C. Larre, 2002.

[2] J. Schatz, C. Larre, E. Rochat de la Vallée, Aperçus de médecine chinoise traditionnelle, p. 39.

[3] J. Schatz, C. Larre, E. Rochat de la Vallée, Aperçus de médecine chinoise traditionnelle, p. 39.

[4] Laozi,chapitre 6,traduction de C. Despeux selon le commentaire de Wang Bi, in Lao-Tseu, p. 232.

[5] Remarquons que l'étymologie latine de capitale, caput, renvoie, comme la graphie de Dào à une tête.

[6] C. Javary, 100 mots pour comprendre les chinois, p. 300.

[7] Traduction F. Cheng, in Vide et plein, p. 27

[8] Cyrille Javary, les trois sagesses chinoises, p. 60.

[9] Dao De Jing, chapitre 40, traduction C. Larre.

[10] Nous pouvons entendre en écho à ce point de vue, celui de la physique quantique, formulé par Basarab Nicolescu: "Le vide vide de la physique classique est remplacé par le vide plein de la physique quantique. La plus petite région de l'espace est animée par une extraordinaire activité, signe d'un perpétuel mouvement. (...) En tout cas, dans le vide quantique, tout est vibration, une fluctuation entre l'être et le non-être. Le vide quantique est plein, plein de toutes les potentialités de la particule à l'univers." La transdisciplinarité, pp. 90/91.

[11] Huainanzi, chapitre 1, traduction C. Larre.

[12] F. Cheng, Vide et Plein, p. 27.

[13] Traduction F. Cheng, in Vide et plein, p. 34.

[14] F. Cheng, Vide et Plein, p. 27.

[15] Dao De Jing, chapitre 42 Traduction Claude Larre, 2002.

[16] Dao De Jing, chapitre 4, trad. C. Larre, 2002.

[17] Diagramme de Lai Zhide cf C. Despeux, Taiji Quan, art martial, technique de longue vie, p. 46.

[18] F. Cheng, l’écriture poétique chinoise, p. 6.

[19] F. Cheng, Vide et plein, p. 33.

[20] F Cheng, Souffle-esprit, p. 10.

[21] Dao De Jing, chapitre 11, traduction C. Larre.

[22] F. Cheng, Souffle-Esprit, p. 148.

Sommaire

Introduction  

Chapitre Un - le Ciel, la Terre et l’Homme  

I - l’homme entre Ciel et Terre  

II - L’homme à l'image du Ciel-Terre  

Chapitre Deux - Corps et énergie  

I - Corps et énergie  

II - Ressentir l’énergie     

III - Vers une nouvelle conscience de notre corps et de notre relation au monde  

Chapitre Trois - Les souffles yīn/yáng  

I - le mouvement de transformation  

II - L’unité sous la dualité apparente     

III - Les souffles yīn/yáng et le vide en peinture chinoise  

Chapitre Quatre - Habiter notre terre intérieure  

I - Entrer en reliance avec la Terre  

II - Le champ de cinabre inférieur  

III - A la découverte de notre champ de cinabre inférieur  

IV - Dynamisation des énergies du champ de cinabre inférieur  

Chapitre Cinq - Exploration de notre structuration énergétique  

I - Le réseau des méridiens     

II -Le vaisseau central  

III - Les deux vaisseaux latéraux  

IV - Les grands centres énergétiques  

Chapitre Six - Du lien corps-esprit  

I - Unité dans l'inter-relation  

II - Du corps à l'esprit : expérimenter  

III - Le corps de rêve     

Chapitre Sept - Moi  

IMoi : duel, composé, en mouvement  

II - Construire le moi  

III - De la dualité du moi vers l'unité  

IV - Moi et émotion     142

Chapitre Huit - La méditation : s'exercer  

Chapitre Neuf - Au-delà de la dualité  

Chapitre Dix - Le cœur  

I Le cœur et l'Un  

II - Le cœur et le Vide     

III - Le rayonnement du cœur  

Chapitre Onze - L'agir né du Vide  

I - Non-agir et reliance corps-esprit  

II - Vide et silence  

III - Peinture et Vide - La peinture comme métaphore de l'acte créateur

Chapitre douze - Déploiement, reploiement, déploiement  

I - Le processus de la mort  

II - Déploiement, reploiement, déploiement  

III - Résorption du corps en lumière  

Le Grand Réveil

Vers la Source du corps-esprit     

Remerciements  

- Annexe 1  

- Annexe 2  

Table des illustrations  

Glossaire chinois/français des termes employés dans cet ouvrage  

Glossaire des termes sanskrits, des écoles philosophiques et des auteurs indiens cités  

Glossaire du vocabulaire et des noms propres tibétains  

Bibliographie  

Filmographie