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Jours de destruction Jours de révolte (C. Hedges & J. Sacco)

Publié le 17 mars 2016 par Despasperdus

« Le déclin de l'Amérique se caractérise par des injustices flagrantes, des niveaux de vie en baisse, des salaires qui stagnent ou diminuent, du chômage de longue durée, des emplois sous-qualifiés et des libertés fondamentales régulièrement bafouées, notamment depuis que la police est militarisée. »

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Edité dans un format qui privilégie le dessin sous forme de bd et de planche unique, sur une page double ou simple, Jours de destruction jours de révolte de C. Hedges et J. Sacco n'en délaisse pas pour autant le texte. Nous tenons-là une formidable enquête journalistique sur les États-Unis et la face cachée du rêve américain. En 5 chapitres, les auteurs dévoilent un présent de souffrances et d'injustices qui est le lot des 99 % de la population et qui porte souvent l'empreinte d'un passé douloureux et violent.

« Notre déclin raconte une histoire qui remonte à la nuit des temps : celle des faibles écrasés par les puissants; celle d'un pouvoir capitaliste incontrôlable et sans limite qui a pris notre gouvernement en otage, supervisé le démantèlement de notre tissu industriel, ruiné le pays, pillé, pollué nos ressources naturelles. »

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Il y a d'abord cette enquête dans une réserve indienne qui rappelle que les Etats-Unis sont nés d'un génocide. Jusqu'aux années 1960-70, les autorités américaines s'attachaient encore à détruire la culture indienne en interdisant des rassemblements culturels et religieux. Les faits historiques narrés par les auteurs et les témoignages recueillis sont saisissants. Les autorités américaines n'ont jamais respecté les traités signés avec les peuples indiens. Depuis, elles n'agissent que pour les maintenir dans la pauvreté en corrompant leurs représentants.

On apprend, par exemple, que les méthodes d'asservissement du peuple indien n'appartiennent pas au passé comme l'a remarqué un témoin durant la guerre du Vietnam :

« Chaque fois qu'on prenait un village, ils faisaient venir ces équipes de pacification du MACV. D'abord, ils organisaient un vote. Les seuls qui votaient pour, c'étaient les gars qui traînaient avec nous, qui vivaient des aides sociales. Ceux qui restaient à l'arrière ne savaient pas qui nous étions. Ils ne participaient même pas au vote. En fin de compte, on élisait un type qui était un rebut de la société. En fait, ceux qui vivaient d'aumône étaient des traitres. Et voilà qu'il dirige ! Il ne travaille pas et vit aux dépens des autres. Il est plus ou moins alcoolique, il dépend du gouvernement des États-Unis ! Pour moi, ça a été une sorte de révélation. J'ai compris comment fonctionnait la colonisation : une élection qui ignore totalement la hiérarchie traditionnelle de gouvernance »

Il y a ensuite cette immersion dans une ancienne cité industrielle devenue ville fantôme près de Philadelphie. Les services publics sont inexistants, 60 % de la population est au chômage, la corruption a détourné les aides fédérales censées relancer la ville, le niveau de vie est équivalent à celui des peuples du tiers-monde, les exactions de la police sont dignes d'un régime despotique, la violence de la rue et les trafics de drogue font régner l'insécurité et la peur, même chez soi. Les habitants ne peuvent compter que sur eux-mêmes et quelques œuvres religieuses caritatives. Seuls restent celles et ceux qui n'ont pas eu les moyens de fuir cette ville littéralement abandonnée par les autorités publiques. La description du processus d'abandon de la ville et des ses habitants, et sa descente aux enfers sont pour le moins terribles :

« Oui, Camden est une ville morte. Elle ne fabrique rien, ne produit rien. elle est la plus pauvre des États-Unis, mais aussi l'une des plus dangereuses, sinon la plus dangereuse. Début 2011, les effectifs de la police municipale sont divisés par deux : 168 agents licenciés suite à un déficit budgétaire de 26 millions de dollars. Fin 2011, les homicides avaient augmenté de 30 % et les cambriolages de plus de 40 % par rapport à l'année précédente. »

Dans le chapitre consacré aux ravages de l'extraction minière, les auteurs montrent combien l'humain et l'environnement figurent au dernier rang des préoccupations des décideurs ! Dans les Appalaches, on rase des chaînes entières de montagnes. L'environnement est irrémédiablement détruit, la richesse et la rareté de la biodiversité n'est plus qu'un souvenir. Quant aux populations, elles sont extrêmement pauvres, en mauvaise santé en raison de la pollution de l'air et l'eau, et menacées par de fragiles barrages contenant des boues contaminées.

Ces contrées en état de désolation sont dominées par de grands groupes capitalistes, exclusivement mus par les profits à court terme. Le financement des campagnes politiques, qui n'est qu'une forme de corruption légale, permet à ces groupes d'être soutenus à tous les niveaux de l'Etat. Ils disposent de tous les moyens, y compris légaux, pour imposer leur loi aux populations et aux travailleurs, quitte à appeler la troupe pour tirer sur les grévistes... comme c'est de tradition aux Etats-Unis où le mouvement ouvrier a toujours été réprimé dans le sang.

« On envoie le gouvernement de la Virginie occidentale devant les tribunaux pour non-respect des lois, et on lui demande de rendre des comptes. Nos dirigeants nous rabâchent qu'il faut être sérieux, raisonnable, responsable. Bah ils ont qu'à faire pareil. Je demande rien de plus. Les compagnies minières sont en train de démolir nos montagnes et le gouvernement leur file des subventions. C'est honteux ! Mes petits-enfants et arrière-petits-enfants connaissent pas la tradition de la vie montagnarde., et pour cause, ils les ont rasées nos montagnes ! Moi, j'ai passé les plus beaux moments de ma vie sans chercher à savoir si j'étais friqué ou pas. Comme si je ne pouvais pas être heureux ici sans un rond en poche ! Mais c'est quoi la richesse, hein ? Comment elle se calcule ? Bien sûr que je suis riche avec cette nature autour de moi. Toutes ces vies détruites dans les mines et autour, toute cette nature massacrée... Et ils rabâchent que le charbon ça vaut le coup, que c'est une énergie pas chère ! »

Dans le chapitre consacré aux travailleurs saisonniers, la plupart clandestins, nous découvrons l'esclavagisme moderne du dumping social. Pensant fuir la pauvreté, ces femmes et ces hommes s'exilent aux Etats-Unis sans statut de travailleur, sans contrat de travail, sans droits, sans papiers, sans domicile fixe pour la plupart, et sans espoir de sortir de la misère ou de revenir dans leur pays, ils sont des proies faciles, et certains ont même été réduits à l'état d'esclave sur certaines exploitations. Les témoignages sont accablants, révélant des vies brisées, à la merci du moindre accident de parcours, telle celle de cette mère qui n'a plus vu ni pris dans ses bras sa fille de 13 ans depuis plus de 10 ans...

Dans ce monde de souffrances et de malheurs, d'injustices et d'inégalités, certains ont commencé à s'organiser au sein d'un syndicat pour faire respecter leur dignité d'Homme.

« Etre ramasseur saisonnier dans l'agriculture maraîchère est sans conteste ce qu'il y a de pire. (...) Ces ouvriers agricoles peuvent rester plusieurs semaines sans travail, et donc sans salaire. A la première averse, ils sont entassés dans les bus et renvoyés chez eux. Les jours de beau temps, après une ou deux heures de trajet, on les fait attendre longuement jusqu'à ce que la rosée sur les plants de tomates se soit évaporée. Ensuite, ils passent la journée entière à cueillir les tomates sous un soleil de plomb, le dos courbé, exposés aux pesticides et autres produits toxiques. Ils sont régulièrement insultés ou brutalisés par les contremaitres. Les femmes se plaignent de harcèlement sexuel. (...) Le taux de mortalité est sept fois supérieur à celui observé dans les autres secteurs d'activité. Une paye dérisoire et le racket généralisé dont ils sont victimes maintiennent la majorité d'entre eux dans une extrême pauvreté. »

Enfin, C. Hedges et J. Sacco concluent Jours de destruction jours de révolte en relatant l'histoire du mouvement Occupy, né durant la crise des subprimes. Ils saluent la renaissance d'un esprit citoyen et militant qui ne revendique rien auprès des autorités publiques ou privées, si ce n'est créer des poches de liberté, des endroits publics autogérés, des lieux étrangers à la société capitaliste de surconsommation et à son système politique corrompu.

Cette liberté, cet esprit d'initiative et cette conscience politique des membres d'Occupy donnent l'espoir que tout est possible, même l'invraisemblable. D'ailleurs, les auteurs n'hésitent pas à se référer à la chute des dictatures en Europe de l'Est, parfois en quelques jours, alors que rien ne le laissait présager... Un effondrement principalement dû au fait que plus personne ne croyait en elles. C. Hedges et J. Sacco ne semblent pas loin de les comparer à cet empire américain, à la fois impitoyable avec ses opposants et les victimes du capitalisme, et pourtant fragile comme l'a montré la dernière grande crise boursière.

« Rentrez dans vos cages, nous disent-ils. Retournez devant vos postes de télévision pour vous abreuver des mensonges, des inepties, des futilités et des ragots que nous vous servons 24 heures sur 24 sur les stars du show-biz et leurs amis politiciens. Gardez votre énergie et vos émotions pour le grand cirque des divertissements populaires. Endettez-vous par le biais de vos cartes de crédit. Payez vos loyers. Remerciez-nous pour les miettes que nous vous jetons. Allez voter à nos élections truquées, où c'est chaque fois Goldman Sachs qui gagne. Envoyez vos jeunes se battre et mourir dans des guerres inutiles et perdues d'avance, mais qui rapportent très gros aux industriels de l'armement. Restez muets lorsque nos législateurs suppriment un à un les services publics fondamentaux. Laissez faire les criminels de Wall Street : vous payerez plus tard à leur place. »

Une enquête passionnante.


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