Les textes de Michel Couturier étaient introuvables depuis des décennies, son parcours en partie méconnu, sa biographie incertaine. Paraissent aujourd’hui ses œuvres poétiques complètes — sept brefs livres (plaquettes, recueils, feuillets ?) publiés entre 1964 et 1985, dont un inédit, Ès, retrouvé par Claude Royet-Journoud il y a un an — grâce à Marie de Quatrebarbes. L’ensemble est accompagné d’une postface de Jean Daive intitulée « Moderne comme inconciliable ou le retour à la convertibilité ». Cet élégant volume permet ainsi de reconstituer quelques lieux, certains passages, de dessiner des figures autour d’un nom insistant mais quasi fantomal : celui donc, de Michel Couturier. Il donne à lire des textes conçus chacun comme des « ablatifs absolus », à savoir des propositions participiales qui expriment une circonstance (éloignement, point de départ, séparation) de l’action principale. Or cette action principale n’est jamais explicitée ni formulée. Seuls des indices, des traces, des reflets sont suggérés.
Né à Orléans en 1932, Michel Couturier est retrouvé mort à son domicile parisien en 1985. Dans les années soixante, il travaille à Londres comme critique d’art attaché aux services étrangers de la BBC. Ses textes sont repérés par Claude Royet-Journoud, qui a fondé dans la même ville la revue Siècle à Mains. Rencontre, publication, amitié, entretiens infinis. Michel Couturier lit Flammigère paru en 1967, Anne-Marie Albiach commentera dans un article du périodique Critique Constante parité publié en 1976. Les trois écrivains forment le comité de rédaction de la revue londonienne. Ils s’installent à Paris après mai 1968, se rapprochent de Paule Philip. Cette dernière crée les éditions Le Collet de buffle qui publient deux recueils de Michel Couturier. Parallèlement, il traduit des poètes américains, John Ashbery et Burns Singer, donne des textes à Banana Split, Zuk et Action poétique. Collaborant avec les peintres Pablo Palazuelo et Robert Groborne, il se sent très proche du plasticien Phillip King, à propos duquel il confie à Jean Daive : « Et je n’oublie rien comme il n’oublie rien : poids, masse, équilibre, volume sont au rendez-vous. Tous les rythmes sont intégrés à la page. Et je n’oublie pas que je suis du côté de la phonation avec une abstraction à outrance. »
Effectivement, Distance en château, Éléments de grammaire, L’Ablatif absolu, Constante parité, Lignes de partage, Ès et Préliminaires n’oublient ni la voix, ni le rythme, ni l’abstraction, ni l’outrance. Vers, proses, colonnes constituent un excès fait de mesures et de comptes, aussi bien qu’une mesure programmée et contrôlée de l’excès. Ils défigurent la langue et le lieu du crime (du désastre, de la folie, de la perte, du traumatisme), écartèlent la syntaxe, ouvrent le mot, reconstituent et réévaluent la part sonore de chaque unité minimale de sens, introduisent le souffle et la respiration au cœur d’une diction écrite qui pourrait laisser aphone son émetteur comme son récepteur. Empruntant à l’art du contrepoint, ils tracent, « sous le regard » et grâce à des « éléments de rituel », une langue de l’écrit qui restitue quelque chose d’une voix éminemment singulière : présence abstraite et contrariée, blanche et destituée, insistante et résistante. La voix d’un vertige, le vertige fait voix, le vertige comme voie. Le texte est adresse et acheminement « vers ce qui l’écoute » (l’oreille) à partir d’une page spectaculaire et scénique (l’œil) qui « peut tout ». Il rétablit une « relation d’espace » qui convertit et bouscule la limite entre sons et sens, fini et infini, perte et trésor. Il s’impose ainsi comme une pratique plastique : celle-ci défie nos représentations et nos attentes. Les objets et les signes vacillent, précipités dans le vide, mais sont pourtant fermement tenus, retenus par ce qui les sépare, cet axe syntagmatique le long duquel ils se déplacent, s’absentent, réapparaissent. Ils surgissent, s’entêtent, s’affrontent, se tolèrent : se débattent avec des « éléments de grammaire », avec le cas (« ablatif absolu ») ou la règle, qu’ils contournent, détournent et célèbrent tout à la fois. Ils pèsent et soupèsent la densité des significations, surlignent l’horizon, suggèrent la verticalité, imaginent l’oblique, se distinguent par l’italique. Occupent et ponctuent un espace (« la forme de l’air ») avec lequel ils ne coïncident jamais tout à fait, mais qu’ils contribuent pourtant à situer en suspension. Constituent un centre qu’ils déplacent et marginalisent. S’attirent, se repoussent ; reconnaissent et contrefont la présence du manque. Subsistent dans le désaccord, glissent d’une colonne à l’autre, voyagent de ligne en ligne, arrêtent « le désir de narration », cristallisent un état qui n’est pourtant jamais définitif : un creux, une crise peut-être, une intrigue sans doute, une enquête très certainement. État en tout cas susceptible d’attente et de réserve : charge, menace, tension, énergie, projection — la langue de Michel Couturier peut parier sur la fragmentation pour qu’apparaisse, fugacement, « un rideau de lumière ». Cependant elle choisit surtout de saisir ce moment où le corps devient « plume » — « Mon corps, ces jours-là, flotte en moi » —, cet instant où la voix se fracture : la légèreté est désastre, « L’épuisement est préférable », l’incarnation et le volume se referment, et s’ouvre alors l’« inconciliable » (Jean Daive), destin ou destinée que ces textes articulent de la manière la plus sensible, la plus mobile, la plus vacante qui soit. « J’ai traduit l’ombre qui prend vol », écrit Michel Couturier dès 1964 : les mots transportent, disent et racontent les choses et les êtres qui sont eux-mêmes produits par la découpe d’une lumière sur le grain de l’obscurité, le tranchant d’une voix sur la matière d’un corps.
Anne Malaprade
Michel Couturier, L’Ablatif absolu, La Tête et les cornes, 2016, 166 p., 18 euros.