Pour le lecteur d’aujourd’hui, Léo Scheer occupe une place particulière dans le monde de l’édition, par son indépendance et la rigueur de ses choix. C’est oublier que, dans une précédente vie, il porta deux chaînes de télévision sur les fonds baptismaux cathodiques, Canal + et TV6. Si la première nous est familière la seconde, créée il y a exactement 30 ans, mais qui n’émit que douze mois, reste ignorée de la jeune génération. Comme pour le Minitel, seule la mémoire collective des quadragénaires et de leurs aînés en garde encore de vagues souvenirs.
Cette aventure fait l’objet d’un essai que Léo Scheer vient de publier, TV6, la plus jeune des télés (Léo Scheer, 143 pages, 15 €) ; il ravivera des souvenirs enfouis. Au milieu des années 1980, le paysage audiovisuel connut une révolution, avec l’apparition de chaînes privées. Si Canal + avait choisi un modèle économique fondé sur l’abonnement payant, La Cinq déversait gratuitement dans les foyers médusés un minestrone berlusconien auquel le service public ne les avait pas habitué ; TV6, de son côté, devait occuper un espace généraliste à dominante musicale qui faisait la part belle à la création française pour un public ciblé, cette « génération X » dépolitisée des 13-18 ans d’alors, dont les parents avaient connu Mai 68.
L’auteur, qui était passé de Havas à Publicis, raconte par le menu la genèse de cette chaîne, véritable OVNI médiatique auquel même ses actionnaires croyaient peu et que la presse de l’époque traitait avec condescendance. Dotée d’un budget lilliputien, elle n’en imposa pas moins le clip musical, un concept que Léo Scheer avait découvert outre-Atlantique, mais qui restait à élaborer en France. Elle mit aussi le pied à l’étrier de plusieurs jeunes présentateurs qui connurent ensuite une belle carrière.
Entre quelques portraits courts et bien sentis des différents protagonistes, les anecdotes se multiplie au fil des chapitres de ce livre, souvent insolites, qui mettent en scène l’inénarrable Bernard Tapie, mais aussi Marcel Bleustein-Blanchet, emblématique patron de Publicis, qui voulait profiter de son statut de bailleur de fonds pour lancer sur les ondes hertziennes... son coiffeur et faire renaître de leurs quasi-cendres les sœurs Etienne, éphémères vedettes de l’après-guerre... D’autres anecdotes révèlent le combat politique qui se livrait en coulisse entre François Mitterrand et Jacques Chirac, dont TV6, chaîne voulue à l’époque par Laurent Fabius, fut à la fois l’enjeu et, in fine, la victime, puisqu’elle ne survécut pas à la première cohabitation. Toute une époque.
En fin de volume, on trouvera une liste des clips français qui furent diffusés sur TV6 de mars 1986 à mars 1987. Bien sûr, s’y côtoient le meilleur et le pire, mais les liens indiqués vers les sites de partage de vidéos où il est encore possible de les voir offrent autant de passerelles vers cette fin de parenthèse enchantée insouciante qui ne connaissait pas, ou peu, les fléaux actuels du politiquement correct, de l’intégrisme religieux, du néopuritanisme et du chômage de masse.