"La compassion est une impression maladive produite par la vue des misères d’autrui ou encore un chagrin causé par les maux d’autrui, que nous trouvons immérités ; or le sage n’est sujet à aucune maladie morale ; son esprit est serein et nul événement au monde n’est capable de l’assombrir. En outre, rien ne sied à l’homme autant que la grandeur des sentiments : or ceux-ci ne peuvent être à la fois grands et tristes ; le chagrin brise l’âme, l’abat, la resserre.
C’est ce qui n’arrivera point au sage même à l’occasion de ses propres malheurs ; tous les traits de la fortune acharnée contre lui feront ricochet et se briseront à ses pieds ; il gardera toujours le même visage, calme, impassible, ce qui ne lui serait pas possible si le chagrin avait accès en lui. Ajoute que le sage sait prévoir les choses et qu’il a dans son esprit des ressources toujours prêtes : or jamais une idée claire et pure ne vient d’un fond agité. Le chagrin sait mal discerner la vérité, imaginer des mesures utiles, éviter des dangers, apprécier équitablement les dommages ; donc le sage n’a point de commisération, puisque ce sentiment ne peut exister sans misère morale. Tout ce que j’aime voir faire aux personnes compatissantes, il le fera volontiers et d’une âme haute ; il viendra au secours de ceux qui pleurent, mais sans pleurer avec eux ; il tendra la main au naufragé, donnera l’hospitalité au banni, l’aumône à l’indigent, non point cette aumône humiliante que jettent la plupart de ceux qui veulent passer pour compatissants - en montrant leur dédain pour ceux qu’ils assistent et leur crainte d’être souillés par leur contact -, mais il donnera comme un homme qui fait part à un autre homme des biens communs à tous."
SENEQUE, Entretiens