De quoi parlent les gens «d’en bas»? D’humiliation…
En bas. C’était samedi dernier, jour de marché dans une petite sous-préfecture de province (quel odieux mot, n’est-ce pas, même pour un jacobin de cœur), à l’heure du café au coin du zinc, place centrale, avec jets d’eau et cris d’enfants, puis dans un salon de coiffure transformé, comme il se doit, en agora publique, le propre de ces endroits où la parole se libère à condition de la susciter. Panel assez éloquent, quoique limité en nombre. Un homme au chômage, un autre en intérim, un troisième membre du Parti socialiste local trimant dans une petite entreprise du cru, une femme précaire, deux-trois jeunes. Brochette représentative d’une France dite «d’en bas», comme l’affirment encore certains, car ils se croient tout là-haut, sur des sommets que personne n’envie vraiment – mais le savent-ils? Devant le bloc-noteur, les héritiers du labour ou de l’usine cherchent leur geste d’ici-et-maintenant, comme jadis, cette manière séculière qui toucherait l’âme du peuple au cœur, car ce peuple se reconnaissait dans ce geste et cette manière. Ce geste était celui des ouvriers, des gens de peu, ceux que les nouveaux maîtres de la pensée méprisent profondément. Quant aux paroles de ces moins-que-rien, soumis aux aléas du «marché de l’emploi» (ça, c’est odieux), elles claquent dans le silence imposé comme autant de vérités toujours bonnes à entendre avec lucidité. Nous ne pouvons aimer ce que sont ces gens, nous ne pouvons même les défendre de toutes nos forces sans la perception presque sacrée de leur vie réelle, sans collecter ces défis qu’ils lancent à la société tout entière. Humiliation. Alors, de quoi parlent-ils? «Il n’y a plus d’emploi par ici, nous n’avons jamais connu ça», dit la femme. «Nous vivons une guerre idéologique, l’enfermement du monde derrière l’écho assourdissant qui répète en boucle qu’il n’y a pas d’alternative, qu’il faut libérer le travail pour donner du travail, mais plus on libère le travail moins il y a de travail», assure l’un des jeunes, le plus politisé de tous, qui rêverait d’une existence «loin d’ici», mais «pour faire quoi, et où, et pourquoi accepterais-je de m’éloigner de ma famille?». «Et l’État, où est l’État, que fait l’État, et quand je dis l’État, je ne parle même plus de la République?» lance le chômeur, pour lequel la République en question n’a pas «délaissé que les banlieues des grandes villes mais aussi les quartiers populaires ruraux, en perdition». «La terre ne rapporte plus, les petites entreprises ferment toutes les unes derrière les autres, les commerces du centre-ville sont en ruine ou en passe de l’être, les gens achètent dans les deux supermarchés de la zone commerciale, bref, nous mourons à petit feu et nos élites regardent ailleurs, tandis que le chômage a dépassé ici les 20%», clame notre socialiste, vingt ans de carte au parti, qui n’hésite pas à dénoncer ce qu’il appelle «la financiarisation de l’action publique et du gouvernement, véritable victoire du néolibéralisme». Et l’homme, ouvertement frondeur et tellement désabusé par sa famille politique qu’il hésite à la quitter, précise le fond de sa pensée: «C’est Valls qui mène la danse, or il n’a aucune légitimité “socialiste”. Il n’a réalisé que 5% à la primaire en 2011. Les politiques conduites depuis quatre ans écœurent “la base”, dont je suis un exemple. La “rigueur” de Mitterrand venait après les 39 heures, la cinquième semaine de congés payés. Quand Jospin a privatisé, il y avait eu avant les 35 heures, les emplois jeunes et un vrai retour à l’emploi. Là, il n’y a aucune contrepartie sociale. Rien à l’horizon.» L’homme en intérim prédit: «On dit souvent “qui sème la misère récolte la colère”. Car tout cela est intenable. Regardez-nous! Nous ne sommes déjà plus rien. Nous n’avons plus rien à perdre, car nous n’avons déjà plus grand-chose, si ce n’est notre humiliation comme arme.» À suivre. [BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 mars 2016.]