Giovanni Pascoli, la fin d’un monde
pour qui doit dormir dehors
Bien sûr, tout au fond de nous un enfant crie et pleure, terrorisé par le noir qui l’entoure et menace de l’emporter. Cela vient de plus loin que toutes les mémoires. Pour Pascoli, la personne vieillissante réussit un peu mieux à l’entendre, cette petite voix qui a aussi des moments de pure allégresse, alors que les jeunes gens s’en détournent comme d’un état trop proche encore de leur soif de vivre, de leur intraitable pudeur, de leur brusquerie. Même le poète attentif doit tendre une oreille intérieure, plus délicate qu’à son ordinaire. Nous ne la percevons que très rarement toutefois, sans plaisir, et nous empressons de l’oublier dès que possible… « Il y a des jours où les larmes se font pressantes » malgré tout (P. A. Jourdan). Et certains jours, presque malgré nous, un cri de rage enfantine nous échappe, contre « le char, pesant char / de Jupiter, au-dessus de nos têtes » (Leopardi, Dernier chant de Sappho) : ce passage inévitable du poids de la gravitation sur nos os et notre chair, pesanteur qui avec le temps nous « malaxe » (A. Bashung), nous anéantit dans un vertige ignoble (Pascoli encore). Une ultime question, à laquelle Primo Levi a tenté de répondre, serait : si certains n’ont, dans ce lac secret du cœur, rien ?
Le jeune garçon naïf du Vertige (fin 1907 - début 1908) sent bien que tout s’en va, malgré la feinte cohésion du mensonge social ; que tout tombe vers un abîme cosmique dont les hommes « raisonnables » ne veulent rien avoir à connaître. Et il s’agit aussi, en dépit des apparences, d’Histoire. Dans cette idée fixe épouvantable, où perce la conscience aiguë qu’un monde va finir – c’est le crépuscule du XIXème siècle, dit de belle époque –, un esprit malade, comme sans doute celui d’un poète, ne trouve pas un instant de paix. Mais, croyons-nous, tel est aussi l’esprit des gens dits ordinaires, dont Pascoli a saisi mieux que personne en son temps les inquiétudes et les interrogations, juste avant la déflagration de la Grande Guerre (et la diffusion, non encore vulgarisée toutefois, des découvertes de Freud).
Jean-Charles Vegliante
[La forme, et sa traduction, sont celles de La Comédie, Poème sacré publié chez Gallimard]
Le vertige
On raconte qu’un jeune garçon
avait perdu le sens de la pesanteur…
I.
Hommes, si je regarde en vous, l’épouvante
grandit dans mon cœur. Moi sans voix et sans geste
je vous vois pris dans l’éternelle tourmente ;
je vous vois, petits pieds encollés d’argile,
de cailloux, d’herbes sur l’aérienne terre,
vous abandonner et pendre dans le vide.
Oh ! vous n’êtes le bois qui dessous enserre
dans ses racines, et n’avance sa pousse,
si d’autant il n’a progressé sous la terre !
Oh ! vous n’êtes la mer, qu’hostile repousse
une force immense, un souffle qui s’étend,
là-bas, depuis le ciel, s’exerçant toujours.
La mer sauvage, l’onde, éternellement
tend vers l’obscur ; et un soupir sans repos
à son râle rauque répond doucement.
Mais vous… qui bloque vos plantes ici-haut ?
C’est vrai, vous allez, cœur et regard fermés,
à cette obscurité informe qui flotte ;
que, menton fixe et poitrines oppressées,
vous allez, encombrés de l’oubli qui nie,
suspendus, ô vous qui vous croyez dressés !
Mais lorsque votre tête et vos yeux se plient
vers les profonds abysses où loin, très loin,
on entrevoit dans le fond Véga qui luit… ?
Alors moi, toujours, moi l’une ou l’autre main
je jette à un rocher, un arbre, une stèle,
à un fil d’herbe, par horreur du néant !
à un rien, pour ne pas tomber dans le ciel !
II.
Oh ! si la nuit, au moins elle, n’était pas !
Quelle froide horreur que de pendre sur ces
lointaines, froides, blanches, bleues et lilas,
sur cet immense, d’étoiles précipice,
au-dessus de ces groupes, de ces amas,
cette semaison, cette poussière d’astres !
Sur cet immense précipice tu passes
rapide, ô Terre, mais n’es jamais passée,
avec nous pendants, en grand oubli, des roches.
Je veille. Dans le cœur me vente ta course.
Veille ! Fixement de là-bas, les yeux ronds,
toute la nuit me regarde la Grande Ourse :
si jamais s’arrache, si jamais s’abîme
mon être, tout mon être, dans cette mer
d’astres, dans ce sombre tourbillon de mondes !
voir sans trêve d’instant en instant plus claires
les constellations, tout le firmament
grandir à la rencontre de ma descente !
descendre plein de langueur, d’étonnement,
anéanti, sans plus de poids ni de sens :
s’enfoncer d’un millénaire à chaque instant !
outre ce que je vois et ce que je pense,
ne trouver nul fond, ne jamais trouver pause,
d’un espace immense à l’autre espace immense ;
peut-être, au bas, peu à peu espérer… quoi ?
La halte ! La fin ! Le terme ultime ! Je,
je toi, de nébuleuses en nébuleuses,
d’un ciel à un ciel, en vain et toujours, Dieu !
version originale du poème
(Giovanni Pascoli, Nuovi poemetti, 1909)
[choix et traduction de J.-Ch. Vegliante]