En explorant les terrains vagues – et il faudrait respecter le déterminant du titre : « des » terrains vagues plutôt que « les » ou « Terrains vagues » tout court, comme si déjà se disaient l’indéfini et l’indéfinition de ces lieux, leur flou, leur instabilité ontologique – Yann Miralles tente une écriture épique de ces territoires voués à l’éphémère et qui ne font d’ordinaire pas l’objet d’un discours poétique, d’un chant. Poésie suburbaine, épopée moderne ou postmoderne, l’écriture ici essaie de faire accéder au poétique ce qui est hors de son champ (de son chant) habituel, à savoir les lieux ou non-lieux de la ville laissés à l’abandon, à l’inhabitation.
Les terrains vagues, et la force du mot est là pour nous le rappeler, ce sont ces endroits périphériques ou interstitiels qui sont le lieu même de l’imprécision, de la marge et de la frange, de la disgrâce qui les touche comme si elle atteignait leur possibilité même d’être dits. Comment dès lors en donner un aperçu épique ? Comment leur rendre une dignité poétique ? Il faut inscrire leur sens (ou leur non-sens spatial, en quelque sorte, puisqu’ils sont à la fois dans et hors de la ville, ils sont de nulle part) dans une temporalité qui les déborde. C’est pourquoi le livre commence selon un procédé visuel et explicitement cinématographique par prendre « deux silhouettes » dans le moment sans « commencement ni fin » de leur progression, marchant côte à côte et de dos. C’est un début sans début, c’est déjà une errance qui meut ces personnages et qui les meut de plus loin qu’eux. Lieu abandonné, le terrain vague est le lieu épique par excellence, lieu de la déréliction, d’un délaissement par les dieux, où les héros de cette épopée-là évoluent en quête d’un sens et où « le temps / entre eux / passe ». À cet égard le terrain vague est un espace ambivalent : il permet, comme lieu non contraint, ouvert, l’expérience du plus grand que soi, un « tutoiement d’étoiles », il permet de s’élancer, de décoller ; et en même temps il est le lieu de la retombée, du retour à l’ingratitude du sol, à l’image de ces « skate-parc » où les « teenagers » évoluent entre ciel et terre. L’œil va ainsi de chutes en envols et du plus grand au plus petit, depuis les barres d’immeubles qui contiennent l’horizon jusqu’aux « girafes d’enfant » qui traînent dans la boue, métaphore de ces rebuts et déchets d’une société qui a comme oublié la dimension et la valeur des choses. Pourtant si l’ascension est quelquefois possible, si épopée il y a, c’est majoritairement d’une catabase (le mot est dans le poème) qu’il s’agit plutôt que d’une anabase. Le poème épique de Miralles est d’abord une descente dans le suburbain et dans les couches souterraines de l’esprit. Celui qui marche là pose une « semelle / accueillante / comme une oreille à ras de terre ». Le terrain vague est donc le lieu d’une mémoire enfouie, qui n’a pas encore accédé aux honneurs de la conscience. Considérer les terrains vagues c’est explorer l’inconscient d’un paysage urbain, c’est aussi faire affleurer, à travers ces trous temporels, différentes époques qui se stratifient, où se côtoient par exemple « tags » et « apaches » (à entendre au sens des voyous de la Belle Époque). Le texte est pétri de références chrétiennes et sociologiques, en particulier à travers la figure de Pasolini et de ses ragazzi (les adolescents du sous-prolétariat urbain) qui hantent ces lieux. Ou encore plusieurs allusions à saint Jean-Baptiste dont la décollation semble signifier l’impossibilité d’un véritable décollage : « comme la tête / qui verse / et rêve décollage ».
Le livre se clôt (ou se termine en fin ouverte, plutôt) magnifiquement par les quatre mots que voici :
la grande virgule verte
Où l’évocation du signe de ponctuation suggère l’insignifiance du terrain vague, le vide existentiel qu’il figure dans la ville, sa vacance sémantique, une présence purement typographique dans la cité, mais aussi un espace de respiration, une sorte de trouée ou d’interruption non définitive du texte qui le jette dans une impossible fin, c’est-à-dire dans une possible continuation, un élan, une espérance.
Laurent Albarracin
Yann Miralles, Des terrains vagues variations, Editions Unes, 2016, 39 p., 15 €