La publication de la bande dessinée chinoise Le Rêve dans le pavillon rouge m'a conduit à interrompre, pour suivre l'actualité éditoriale, le compte rendu alors en cours - évidemment incomplet - de l'anthologie de la poésie chinoise en Pléiade. J'y évoquais l'œuvre et la vie de Li Bai et de Du Fu, deux immenses poètes de la dynastie Tang (618-907). Je me suis arrêté sur An Lushan (705-757), un général " barbare ", originaire d'Asie centrale par son père et turc par sa mère, dont la rébellion mit la Chine à feu et à sang : " une tragédie nation
Ce personnage fut recommandé à l'empereur Xuanzong par le premier ministre d'alors Li Linfu. Je dis personnage car on le croirait sorti de l'imagination débridée d'un conteur. D'abord son physique avait de quoi surprendre : il pesait, dit-on, pas moins de 350 livres, et les chroniques assurent que, malgré ses nombreux et énormes bourrelets de graisse, il dansait avec grâce. Sans doute possédait-il également le don d'amuser le souverain et sa cour. Et, fait étrange, la favorite de l'empereur Xuanzong, la belle Yang-guifei s'est éprise de lui : elle le considérait comme son "fils adoptif", son "bébé". Ne raconte-t-on pas qu'elle aimait à le langer ? Elle ne s'est, sans doute, pas contentée de ces jeux et devint probablement sa maîtresse. Xuanzong était-il au courant ? Quoi qu'il en soit il le couvre de cadeaux somptueux et d'honneurs. Il est promu responsable de plusieurs régions militaires du Nord de la Chine, malgré les mises en garde des conseillers du souverain. Mais il avait également l'appui du premier ministre Li Linfu, puis de son successeur Yang guozhong. Il finit par se révolter, à la grande surprise de la Cour et de Xuanzong, en 755. Il disposait de forces militaires considérables, et deux années furent nécessaires pour le vaincre, en partie grâce à l'action du général Guo ziyi. L'empereur s'était enfui en direction de la province du Sichuan avec sa concubine favorite - qu'il dut se résoudre à faire étrangler sur ordre des fidèles de sa garde. Celui que le peuple désignait comme l'empereur auguste et éclairé (nom posthume) abdiqua en 756 en faveur de son fils (l'empereur Suzong) et vivra, jusqu'à sa mort en 762, loin de la politique, comme empereur retiré. Son règne marque l'apogée et le début du déclin de la dynastie des Tang.
Les vies de Li Bai et de Du Fu sont marquées par la rébellion d'An Lushan. Li Bai, par exemple, connut les plus grandes faveurs de la part de Xuanzong. Nommé académicien du Service de la Cour, il resta trois ans à la cour de l'Empereur, de 742 à 744. Ce poète tant aimé des Chinois est auréolé de légendes, toutes plus merveilleuses les unes que les autres. Je ne peux que conseiller à mes lecteurs de lire, dans le recueil de contes, Spectacles curieux d'aujourd'hui et d'autrefois, le chapitre vi consacré à Li Bai, celui qui portait le surnom d' Immortel en exil pour avoir composé La lettre qui jeta l'effroi parmi les Barbares à la demande de l'empereur, reçut du Fils du Ciel les marques de la plus grande gratitude. Ainsi pouvait-il pénétrer à cheval dans le palais et, un jour où l'ivresse le tenait endormi à poings fermés, " s'approchant de lui pour constater son état, l'empereur vit qu'un peu de bave s'écoulait de ses lèvres : alors de son impériale main il essuya cette bave, employant pour ce faire un coin de la manche de sa robe de dragon ". Une autre fois, Li Bai " dormait à moitié " à l'ouverture de l'audience matinale - "Par trois fois retentit le fouet du commandant / Officiers, mandarins se mettent sur les rangs" -, l'empereur comprend que le poète est " mal remis des excès de boisson auxquels il s'était porté la veille ". Il ordonne qu'on aille " chercher un bol de bouillon de poisson aigre afin de l'aider à dissiper les effets du vin. Quelques moments plus tard, le chambellan revint, portant un plateau d'or sur lequel était posée cette potion. Elle était fort chaude. Alors le Fils du Ciel, en personne, prenant les bâtonnets d'ivoire de son auguste main, remua longtemps le bouillon et, quand il l'eut bien accommodé, l'offrit à son académicien. "
Li Bai va se trouver impliqué dans la trahison de Li lin, le sixième fils de Xuanzong. On ne sait pas vraiment si Li Bai s'est tenu volontairement ou non aux côtés du prince félon. Condamné à l'exil dans le Guizhou il sera finalement amnistié grâce à Guo Zigi qu'il avait, bien des années auparavant, sauvé d'une condamnation à mort en demandant sa grâce à l'empereur.
Figure complexe que celle de Li Bai que depuis des siècles on surnomme " Immortel banni sur terre ", " Immortel en exil " (Zhexian). Toutes les anecdotes réunies à son sujet - comment faire la part du merveilleux / et de la réalité ? - " montrent une personnalité instable, fière, extraordinairement alcoolique, dotée vis-à-vis de son prince d'une liberté d'attitude qui fait frémir mais suscitera l'admiration de la postérité ", écrit Rainier Lanselle, par ailleurs réservé sur les qualités du poète (" Li Bai, sans être un poète particulièrement novateur du point de vue du style et des idées "), il met l'accent sur sa personnalité non-conformiste, indépendante, portée à des " transes éthyliques ". " Cet alcoolisme était d'ailleurs un aspect de la personnalité que prenait volontiers en charge tout un pan de la tradition taoïste, comme toute une partie de la tradition esthétique chinoise. " Il ajoute qu'il n'en fut pas moins avant tout ce poète familier, aimé de tous, s'exprimant parfois dans un style proche de la langue parlée.
Nicolas Chapuis explique bien que " cet amour non partagé se conjugue avec la difficulté qu'éprouve Du Fu à concilier son ambition politique avec l'idéal taoïste du retrait de la vie publique ". Ce à quoi sans doute font écho les vers plus haut cités :
" Tant d'insolence et de bravade, des héros certes, mais pour qui et pour quoi ? " Autodérision de Du Fu ?
Les poèmes de Du Fu dont j'ai cité quelques passages ont été traduits par Nicolas Chapuis à qui l'on doit le premier volume des Œuvres complètes de Du Fu publiées récemment au Belles Lettres. C'est un événement puisque, en langue occidentale, seul l'Autrichien Erwin Von Zach (1872-1942) s'était risqué à une telle entreprise dont Paul Pelliot écrivait : " M. F. von Zach s'est déconsidéré comme savant par ses balourdises. " La sinologue allemande Monika Motsch affirmait qu'il est allé " jusqu'à censurer le contenu, modifiant les passages qu'il estimait grossier ou immoraux ".
L'entreprise de Nicolas Chapuis, on le voit, ne manque pas d'ambition. Il a raison de citer Jacques Dars : " [...] Il ne saurait y avoir de version définitive, puisque toute traduction dépend d'une époque et d'une personnalité ; elle est donc éminemment relative, liée à son temps, marquée par son auteur. [...] Tandis que l'œuvre originale, elle, semble briller d'un éclat inaltérable, intemporel et provocant. " Ce premier volume comprend les 93 poèmes écrits par Du Fu avant la guerre civile née de la rébellion d'An Lushan (décembre 755).
Comme tous les textes publiés dans la collection chinoise des Belles Lettres, l'édition est bilingue. Chaque poème est suivi d'un bref commentaire très éclairant pour le lecteur non sinologue.
(à suivre)
Jean RistatDu Fu, Poèmes de jeunesse, Œuvre poétique (I), éditions Les Belles Lettres, 828 pages, 39 euros.
Tu Fu (Du Fu) Une mouette entre ciel et terre, éditions Moundarren, 180 pages, 18,30 euros.
Ferdinand Stoces, Neige sur la montagne de lotus - Chants et vers de la Chine ancienne, éditions Picquier, poche.
Spectacles curieux d'aujourd'hui et d'autrefois, Bibliothèque de la Pléiade, 2106 pages.
Anthologie de la poésie chinoise, Bibliothèque de la Pléiade, 1549 pages.