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Les Bouilleurs de Lait, tribune de Christophe Bouillon

Publié le 08 mars 2016 par Ps76
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« Les Bouilleurs de Lait »

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Tribune de Christophe Bouillon, député PS de Seine-Maritime

Les origines de la crise agricole sont multiples. Elles sont anciennes et profondes même si la mobilisation des exploitants est plus sensible depuis deux ans. Ce sont deux événements internationaux qui ont été les catalyseurs. Le premier s’est produit à l’été 2014, lorsque la Russie a décidé un double embargo sur les produits agricoles et alimentaires européens. Les producteurs de lait et de fruits ont été les premiers impactés. Engager la négociation pour la levée de cet embargo était l’un des objectifs du déplacement du Ministre de l’agriculture, à Moscou, en octobre dernier. Le second s’est produit en avril 2015, lorsque la fin des quotas laitiers dans l’Union européenne est devenue effective. La conséquence était attendue : les trois principaux producteurs européens que sont les allemands, les hollandais et les français, allaient augmenter leur production. Le contexte était su : la demande mondiale ralentissait. Les incidences étaient connues : les cours du lait allaient s’effondrer. Combien de tribunes et d’éditoriaux n’avons-nous pu lire il y a un an, anticipant ces faits ? On lisait déjà les mêmes arguments pour justifier de la mise en place des quotas laitiers par l’Europe, en 1984.
Mais la crise agricole n’est pas née de ces seuls événements. La filière agricole était déjà fragile. Les crises sanitaires – chacun a en mémoire la crise de la « vache folle », celle de la grippe aviaire – ne sont jamais totalement écartées, tandis que les aléas climatiques font toujours peser une menace sur la production. On sait aussi que la consommation de viande diminue. A ces difficultés conjoncturelles, s’ajoutent des difficultés structurelles liées aux conditions d’exercice de la profession particulièrement exigeantes. Exigeantes lorsqu’il s’agit de comparer temps de travail et revenus. Exigeantes surtout lorsque l’on examine le niveau d’endettement des agriculteurs, en particulier les jeunes exploitants, soumis à l’obligation de mettre aux normes leurs installations, à la nécessité d’investir dans du matériel performant pour se maintenir « dans la course » et à la dépendance aux cours des céréales pour nourrir leur bétail ou aux prix des produits de traitement – pas nécessairement tous prohibés – fixés par les grands groupes. Or dans ce contexte de prix et donc de chiffre d’affaire très incertain, il est d’autant plus difficile d’envisager sereinement l’avenir quand on sait que l’endettement moyen des exploitations tenues par des agriculteurs de moins de 40 ans est supérieur à 200 000 €. C’est ainsi qu’un éleveur sur 10 est au bord du dépôt de bilan.
Jusqu’alors, ni les solutions financières, ni les évolutions législatives n’ont réussi à tordre le bras aux failles structurelles de la dérégulation et du mode de développement qui prévalent depuis plusieurs décennies.
Ce « modèle », c’est celui qui a entrainé une diminution de 55 % du nombre d’exploitations françaises, entre 1988 et 2013. C’est ce même « modèle » qui a conduit à passer de 30 % d’emplois agricoles en 1945 à 3 % aujourd’hui. Si initialement, ce « modèle » a été bâti sur celui de l’exploitation familiale, on voit désormais la prédominance des formes sociétaires qui permettent d’amasser le capital d’exploitation. On n’achète plus une ferme. On achète des parts dans une société agricole. Il y a malheureusement de moins en moins de place pour ceux qui voyaient l’agriculture comme un projet de vie. Ce « modèle », c’est enfin celui où chacun déplore une iniquité criante : il y a 80 000 producteurs laitiers en France, 5 industriels de la transformation, 4 centrales d’achat et 66 millions de consommateurs. Dans cette configuration, il est facile de comprendre que ce sont les transformateurs qui fixent les règles et les conditions. Les producteurs sont totalement dépendants de celui qui collecte sur leur territoire.
Cette situation n’est pas apparue en 2012. Elle n’est pas non plus une conséquence des mesures du gouvernement actuel. Non, la crise que traverse l’agriculture n’est manifestement pas une question de gauche ou de droite. L’origine est plus profonde, la filière nettement plus complexe et les solutions pas durables si elles ne se limitent qu’à des coups de pouce financiers, nécessaires mais pas suffisants.
Certains à droite tentent de faire croire que LA réponse se trouvait dans la proposition de loi relative à la compétitivité de l’agriculture, venant du Sénat, débattue et sanctionnée par une motion de rejet, à l’Assemblée nationale le 4 février dernier. J’étais absent à ce débat. Absent car retenu par d’autres engagements, comme l’était sans doute l’ensemble des députés de Seine-Maritime, de gauche comme de droite, puisqu’aucun d’eux n’était dans l’hémicycle ce jour-là. Mais je n’ai jamais entendu dire que les députés de droite n’étaient pas là…
D’ailleurs, la droite n’a pas le monopole des solutions en matière d’agriculture. J’en veux pour preuve la très contestée Loi de Modernisation de l’Economie (LME), adoptée au début du quinquennat de N. Sarkozy, qui instaure la liberté de négociation des prix entre centrales d’achat et fournisseurs. Dans les faits, cette loi permet que les négociations s’organisent entre les enseignes de distribution et les industriels de l’agroalimentaire ; les agriculteurs doivent s’adapter ! C’est également lorsque la droite était aux responsabilités que l’Europe a acté la fin des quotas laitiers, sans que le Ministre de l’agriculture de l’époque, le député de l’Eure, B. Le Maire, le même qui condamne aujourd’hui cette disparition. Je partage son avis du moment présent.
La réponse n’est pas davantage dans les arguments développés par le Front National qui considère que la crise agricole doit être résolue par une sortie de l’Europe et une fermeture des frontières. Très concrètement, j’invite à chacun à s’interroger sur l’activité du port de Rouen, premier port céréalier européen, et sur les conséquences de ces idées pour les agriculteurs céréaliers, si on devait interrompre les exportations. On aboutit aux mêmes conclusions si l’on s’intéresse au poids de la filière lin et de ses exportations, dans l’économie agricole cauchoise.
A contrario, le gouvernement a déployé des mesures d’urgence tout en engageant des négociations afin d’obtenir des progrès et des changements durables. Les mesures de soutien mises en œuvre concernent la trésorerie immédiate des agriculteurs avec des interventions sociales (137 M€ dès 2015), fiscales (31 M€ jusqu’à maintenant) et bancaires (84 M€ à ce jour), mais aussi des allègements de charge durables sans précédent à la faveur du CICE et du Pacte de Responsabilité (4,6 milliards d’euros sur la période 2012-2017) et des récentes annonces du Premier Ministre (le total des allègements de charges pour l’ensemble du secteur, hors aides d’urgence, s’élève à près de 4,8 milliards d’euros, contre 2 milliards en 2012). J’attire toutefois l’attention sur le fait que les cotisations sociales, c’est notamment ce qui contribuent aux retraites agricoles, dont on peut regretter qu’elles sont déjà trop faibles.
Mais chacun a bien conscience que ces mesures ne pourront pas se répéter infiniment. Ce n’est d’ailleurs pas ce que souhaitent les agriculteurs. Ce qu’ils veulent, c’est pouvoir vivre de leur métier, de leur savoir-faire et de leur investissement professionnel. Quoi de plus louable ? En revanche, le dire, l’écrire et le souhaiter est plus simple que d’y parvenir. L’intervention de l’Etat est souhaitée mais force est de constater que tout le secteur n’est pas prêt à se faire « dicter les directives » de l’Etat. Dès 2013, des rapports sur l’avenir des filières porcine et volailles ont été commandés par le Ministre, préconisant une meilleure organisation des producteurs et une amélioration de la structuration des filières. Le travail stratégique est en cours depuis longtemps mais il aura fallu une crise d’ampleur pour que les acteurs prennent conscience de la nécessité d’agir.
Des mesures législatives sont en préparation, notamment dans le cadre du projet de loi pour la transparence de la vie économique avec des sanctions renforcées pour les entreprises qui ne jouent pas le jeu. Le gouvernement travaille également à l’amélioration des cahiers des charges qualité, au développement de l’approvisionnement local dans la restauration, à la simplification des normes sans remettre en cause le niveau de protection environnementale, ainsi qu’à la levée des barrières sanitaires et tarifaires pour favoriser les exportations. Il défend parallèlement, auprès de la Commission européenne, un étiquetage étendu pour mieux informer le consommateur. Une partie du monde agricole partage cet avis qu’il faut valoriser la qualité de la production française. J’y souscris pleinement. Mais, en l’espèce, il convient d’admettre que le succès de cette valorisation repose davantage sur les consommateurs et les professionnels de l’industrie agroalimentaire, plutôt que sur les seules décisions gouvernementales. De même, si pour les consommateurs, on pourrait être tenté de défendre une meilleure qualité et des prix toujours plus bas, il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que la guerre des prix ne peut pas continuer. En tout état de cause, elle ne pourra pas s’opérer sur une baisse des prix aux producteurs, notamment sur le lait, la viande et les fruits et légumes.
On le voit dans cette crise, il y a ceux dont une grande partie des agriculteurs, qui cherchent des solutions concrètes et ceux qui se comportent comme des « bouilleurs de lait », c’est-à-dire qu’ils échauffent les esprits et appellent « à la révolte » sans apporter des solutions.


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