"La philosophie est vaine si elle ne résout pas le plus vital de tous les problèmes, à savoir celui de la souffrance et de la mort. « La mort n'est-elle pas l'Apollon musagète de la philosophie », comme dira Schopenhauer? À la vérité, une philosophie qui se contenterait de spéculer sur des concepts ne serait d'aucun secours dans la vie, attendu qu'elle donnerait des pierres à ceux qui demandent du pain.
Or, en Inde, le projet philosophique a pour primum movens la visée, existentielle et concrète, de l'éradication de la souffrance, et l'aspiration à la délivrance (moksa, nirvana). A cet égard, s'il est vrai que l'Inde est le laboratoire et le musée d'une aventure humaine qui a partie liée avec une certaine manière de concevoir et de vivre la condition humaine, il est clair que la philosophie indienne engage un tout autre rapport à la condition humaine : à la différence de l'exhortation grecque fondée sur l'acceptation des limites et le consentement à la fínitude humaine, à la différence de ce qui allait plus tard devenir le pur immanentisme des humanistes occidentaux, à la différence également de la modernité axée sur la thématisation de la finitude, l'aventure spirituelle de l'Inde témoigne d'une volonté inlassée d'arrachement à la condition humaine moyennant l'effort pour transcender radicalement tout conditionnement, la condition humaine y comprise: prodigieuse entreprise de dépassement par l'homme lui-même de ce qu'il y a d'humain en lui, au nom d'un absolu qui lui est immanent, d'un absolu qu'il est.
Si l'humanisme autonome en Occident a fini par situer la grandeur de l'homme dans la culture de son humanité même, au point de cultiver le fantasme de « l'homme auto-construit » — fantasme qui est par excellence le fantasme de la modernité —, la tradition indienne ne mit cette grandeur que dans la possibilité qui gît en l'homme de transcender l'ordre humain par l'accès à l'intériorité révélante. Car l'Inde, à rencontre des approches réductionnistes contemporaines en Occident reconnaît les droits imprescriptibles de l'Esprit."
François Chenet, professeur de philosophie comparée à la Sorbonne