L'arme de l'écrivain figure en première de couverture du livre. C'est un stylo-plume, "décoré de chrysanthèmes et de paulownias", décor appliqué "sur une couche de laque naturelle, l'urishi" et d'"une Kirin", la Chimère nipponne. Car ce stylo-plume est un Namiki, "une marque japonaise d'illustre renom fondée au début du XXe siècle, rien que ça".
Le stylo-plume est le symbole du pouvoir de l'écrivain. Dans Ciao connard, cette arme est retournée contre lui par un connard justement, chez lui, dans sa propre bibliothèque où les trois livres qu'il a commis jusque-là sont le seul ornement et sont "devenus pléthore" sur les rayons, comme pour le narguer dans sa mauvaise posture.
Ceux qui ont lu la trilogie de Solal Aronowicz de Florian Eglin ne seront pas surpris que le connard se serve de la plume de ce stylo, qui en est toute ensanglantée, comme d'un outil aiguisé pour accomplir un travail très particulier, celui d'éviscérer le narrateur et de lui faire des ablations d'organes. Ce dernier souffre, bien entendu, mais il ne meurt pas. Et pour cause.
En effet, le connard maintient en vie son patient, qu'il a préalablement solidement attaché, grâce à une perfusion contenant du NaCl à 0,9%, des stimulants variés, tels que de l'opium, et du sang O négatif, le rhésus des donneurs universels, le seul qui soit compatible avec tous les autres groupes sanguins.
Le lecteur comprend très vite que les deux épigraphes placées en début de volume ne s'y trouvent pas par hasard. L'une est tirée d'une bédé intitulée L'ultime défi de Sherlok Holmes, où il est question du Dr Moriarty, l'autre de L'étrange cas du Dr Jeckyll et de Mr Hyde, de Robert Louis Stevenson.
Le connard de ce "conte qui décompte" est en effet un joyeux mélange de Dr Moriarty, l'ennemi juré de Holmes, et de Mr Hyde, la créature du Dr Jeckyll. Il prend un plaisir indéniable à découper le narrateur et à en déguster les meilleurs morceaux, après les avoir préparés longuement pour les déguster.
Fin gourmet, le connard sait ce que cuisiner et assaisonner veulent dire. Pour mitonner ses plats, il trouve d'ailleurs son inspiration à la meilleure source qui soit en la matière, La cuisine d'Hannibal, pour le meilleur et pour le pire du nouveau bien-manger contemporain ou pour une relecture du Larousse gastronomique.
Le connard, qui plus est, est amateur de vins (du Chianti pour accompagner les rognons sauce Madère et du Montrachet pour les huîtres); de whisky (du Talisker, un cask strenght, le préféré de Stevenson), qu'il boit sec ("Les glaçons, c'est pour les fienteux qui ont peur de connaître le véritable goût des choses.") et de havanes (des Roméo et Juliette, plus précisément des Churchill).
Le connard est élégant. Il porte un costume sur mesure; aux pieds des mocassins Andy de chez Berlutti; à ses chemises, des boutons de manchette Paul Smith. Pour opérer librement et proprement, il fait l'abandon de sa veste et de ses boutons de manchette: il ne manquerait plus qu'il se salisse à l'ouvrage. Il dispose d'un large assortiment de pochettes pour essuyer et s'essuyer...
Le connard enfin est un fin connaisseur de l'anatomie humaine, de ce qui fait mal et de ce qui fait peur. Il a le geste ferme et chirurgical. Âmes sensibles s'abstenir. Encore que. Le narrateur souffre peut-être, il a peut-être la pétoche, mais cela ne l'empêche pas de décrire par le menu tout ce que le connard lui fait subir, avec force détails, et de lui donner la réplique...
Pendant son calvaire, le narrateur note à plusieurs reprises: "Et, au loin, et ailleurs, je crus entendre comme un cri d'une puissance sans pareille. Un cri de douleur et d'attente qui transperçait les dimensions. Un cri primal." Ces notations répétées ne se comprendront qu'au moment du dénouement de ce conte singulier.
Dans les contes qui décomptent, ou pas, il y a toujours un dénouement. En l'occurrence, il y est évidemment question de ce qui advient du connard et de son supplicié. Ils se sépareront, c'est chose sûre. Ils se diront "Ciao". Le titre l'indique. Mais le connard s'avérera-t-il le "grand méchant loup des Grimm, bon karma, ou celui de Perrault, mauvais karma"?
Comme dit Lao Tseu, "Le but n'est pas seulement le but, mais le chemin qui y conduit." Et le chemin qu'emprunte le conte est semé de situations complètement improbables, de locutions toutes faites, souvent contre-employées à dessein. Tout ça a la vertu d'en dédramatiser la cruauté formelle et de le rendre jouissif, et révélateur de fantasmes inhérents à tout dédoublement de la personnalité...
Francis Richard
Ciao connard, Florian Eglin, 144 pages, La Grande Ourse
La trilogie des aventures de Solal Aronowick, parue à La Baconnière:
Cette malédiction qui ne tombe finalement pas si mal (2013)
Une résistance à toute épreuve... Faut-il s'en réjouir pour autant ? (2014)
Holocauste (2015)