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Une morale socialiste contre une dérive liberale: la voix de Pierre Joxe

Publié le 04 mars 2016 par Micheltabanou
Décidément les déceptions et les refus des politiques gouvernementales s'additionnent dans la famille socialiste de pas en plus éclatée. Le dernier éclat vient non pas d'un gauchiste illuminé mais d'une personnalité exceptionnelle qui s'est illustrée par un parcours politique hors pair: député, ministre, président de la Cour des Comptes et membre du Conseil Constitutionnel. Vous avez reconnu Pierre Joxe qui aujourd'hui par militantisme et humanisme est devenu avocat communs d'office pour la défense des mineurs délinquants. Une grande personnalité morale qui s'insurge contre la frénésie sécuritaire ordonnée par le gouvernement. Voici son interview qui figure sur le site Idée.

Comment réagissez-vous au vote sur la déchéance de nationalité, projet auquel vous souhaitiez une " douce euthanasie " ?

Ce ne sont pas les premiers votes de février qui comptent, mais ce qui serait publié un jour au Journal officiel si le texte était soumis au Congrès... Attendons de voir ce qui va se passer au Sénat. Cela dit, le mal est fait. Même si le texte gouvernemental sur la déchéance de nationalité a été modifié pour dissimuler ce qu'il affichait à l'origine, ses conséquences juridiques et politiques, particulièrement à l'égard des citoyens d'origine postcoloniale, restent inchangées. Parmi nos trois millions et demi de binationaux, 80 % sont d'origine postcoloniale, de culture musulmane à 95 %. Ce sont eux qui se sentent visés. Certains m'arrêtent dans la rue pour me dire " Heureusement que vous vous êtes exprimé ! " La déchéance a aussi une résonance chez beaucoup de Français qui furent des militants anticolonialistes. Elle nous rappelle les sombres heures du régime colonial, des FSNA, " Français de souche nord-africaine ", soit les musulmans vivant en Algérie française, discriminés, par opposition aux FSE, " Français de souche européenne ". Nous nous sommes battus contre ces discriminations nationales, raciales, sociales, religieuses. Les voir réapparaître, en pointillé, un demi-siècle après Guy Mollet, est une blessure. Et beaucoup de Français binationaux d'origine européenne se sentent aussi blessés, comme a pu l'être " l'Italien " Emile Zola, en son temps...

La mesure est symbolique, comme la prolongation de l'état d'urgence, dit Manuel Valls. Que pensez-vous de cette invasion du symbole en politique ?

Les catégories intellectuelles de cet homme pour qui " réfléchir " aux phénomènes sociaux revient à les " excuser ", c'est un mystère. Ce sont des propos stupéfiants dans un pays qui se veut non seulement celui des Droits de l'homme, mais aussi du culte de la Raison. Il faut réaffirmer l'unité de la nature humaine, à l'opposé des idées racistes, et l'unité de notre nation, consubstantiellement composée de vagues migratoires successives - Germains, Bretons, Belges, Italiens, Polonais... - qui retracent des étapes de notre histoire commune. Avec deux particularités concernant les dernières grandes vagues d'immigration maghrébine et africaine : leur nature postcoloniale et leur dominante culturelle et religieuse. Regardons ces données en face.

"Beaucoup d'élus craignent d'être taxés de laxisme à l'égard des crimes terroristes en prenant la parole comme je le fais."
Vous trouvez qu'on les occulte ?

Beaucoup d'élus craignent d'être taxés de laxisme à l'égard des crimes terroristes en prenant la parole comme je le fais. Pour ma part, je n'ai aucun complexe. J'ai été ministre de l'Intérieur et je n'ai jamais eu la réputation d'être un tendre. J'ai aussi travaillé à mieux ­intégrer les musulmans en France, pas de façon caporalisée comme certains ont tenté de le faire mais pratique. J'ai par exemple facilité les carrés musulmans dans les cimetières. Peu de gens se souviennent que dans un passé pas si lointain les cimetières étaient propriété de l'Eglise catho­lique et qu'une partie des Français, les protestants, ne pouvaient pas y être enterrés. L'une des premières mesures laïques de la IIIe Répu­blique a consisté à retirer les cimetières aux curés pour les donner aux maires. Les carrés musulmans s'inscrivent dans notre histoire de la laïcité, pour des raisons de principe mais aussi pragmatiques, car une minorité religieuse qui ne peut respecter ses rites funéraires est obligée de faire enterrer ses cadavres au pays...
L'acclimatation de la diversité religieuse en France prend du temps. Nous avons été un pays de guerres de Religion féroces, et la révocation de l'édit de Nantes a conduit à l'émigration de quatre cent mille protestants. Affronter ce passé fut long et douloureux. C'est la même chose aujourd'hui, mais à l'envers : car nos compatriotes musulmans ne s'en iront pas, malgré les vœux du lieutenant fou Le Pen.

Manuel Valls a décrit la France comme un Etat " en guerre " impliquant une prolongation de l'état d'urgence jusqu'à ce que nous soyons " débarrassés de l'Etat islamique " . Cette mesure doit-elle s'inscrire dans l'ordinaire de nos vies ?

L'équipe au pouvoir, qui a ­emprunté ce concept à George Bush, n'a jamais connu de guerre. Une guerre, ce sont des milliers, des millions de morts, des millions de déplacés, des villes et des dizaines de milliers de maisons détruites comme en Syrie ou en Irak. La France a connu bien des guerres, en 1870, en 1914, en 1939. Enfant, je me suis enfui avec ma mère, mes frères et sœurs pendant l'exode. C'était la guerre. Les attaques terroristes, c'est autre chose. Nous sommes face à une organisation criminelle puissante, qui prend ses racines ailleurs mais recrute en partie chez nous. La réflexion sur toutes les racines de cette organisation est une nécessité absolue. Ceux qui prétendent le con­traire se rayent de l'histoire intellectuelle française.
"Beaucoup de débats contemporains souffrent d'être alimentés par des émotions subites plus que par des réflexions prolongées."
Face à cette criminalité organisée, dont le terrorisme est la forme la plus sanglante, on peut choisir entre l'emploi de lois déjà disponibles et le vote de nouveaux textes. Pendant le quinquennat de Sarkozy, il y en a eu beaucoup. Cela occupe l'opinion... et, généralement, on s'aperçoit que cela ne résout rien. Il vaut mieux se pencher sur les moyens concrets, en matériel et en personnel, de la police, et sur la façon dont on applique les lois, plutôt que de sombrer dans une frénésie législative. Surtout quand il s'agit de constitutionnaliser l'état d'urgence, ce qui revient à inscrire dans la Constitution... la sortie de la Constitution. Et qui peut prédire l'usage des lois d'exception, par les forces qui seront au pouvoir demain, ou après-demain ? Beaucoup de débats contemporains sur la police, la justice ou les services spéciaux souffrent d'être alimentés par des émotions subites plus que par des réflexions prolongées.

"S'il y a guerre, il n'y a plus d'opérations de police, plus de police judiciaire, plus de place pour la justice."
Le bilan de l'état d'urgence vous satisfait-il ?

La tâche de l'actuel ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, et des deux cent mille policiers et gendarmes qui sont sous ses ordres, est extrêmement difficile et mérite d'être soutenue. D'autant qu'elle s'inscrit dans un cadre politique et juridique défini par d'autres que lui - le président et le Premier ministre. La question de la ­formation et des missions de la police est essentielle. Mais c'est une discussion qu'on cherche à faire disparaître derrière le mot de guerre. Car s'il y a guerre, il n'y a plus d'opérations de police, plus de police judiciaire, plus de place pour la justice - c'est-à-dire pour les juges et leur mission première : contrôler le respect du droit. Le politique ne peut avoir comme seul ­horizon celui de la répression. Voilà pourquoi, par exem­ple, je suis tellement attaché à la restauration de l'ordonnance du 2 février 1945 sur la justice des mineurs, qui équilibre l'éducatif et le ­répressif. Rendez-vous compte : à l'époque, la guerre - une vraie guerre -n'est pas­ ­finie, la France a encore faim, elle a ­encore peur, et de Gaulle organise la justice des mineurs comme une justice réhabilitante, qui les remet dans le circuit de la société. Et cela fonctionne : 80 % des jeunes qui passent devant un tribunal ne récidivent pas.
"Qu'est-ce être jeune dans un pays où la ségrégation sociale se manifeste de façon raciste ?" C'est ce qui vous a poussé à devenir avocat de mineurs en 2010 ?

Oui, parce qu'au Conseil constitutionnel j'ai assisté à la démolition de cette ordonnance par les lois Perben, puis par Sarkozy. J'ai décidé de m'inscrire au barreau de Paris, et ai découvert le fonctionnement d'une justice que j'ignorais. Qui sont ces jeunes ? Quatre-vingts pour cent de Français postcoloniaux, des " Beurs ", des " Blacks ", venus des quartiers déshérités. C'est là qu'on recrute parfois aujourd'hui pour le terrorisme. Comment en est-on arrivé là ? Il faut, évidemment, chercher à comprendre. Fonder une réflexion globale sur ce qu'est être jeune dans un pays de trois millions de chômeurs, où les inégalités culturelles ne sont pas gommées mais accentuées par le système scolaire, et où la ségrégation sociale se manifeste de façon raciste. Les parallèles sont nombreux avec l'embri­gadement sectaire : certaines sectes ne sont dangereuses que pour les pau­vres jeunes pris dans leurs rouages ; d'autres le sont aussi pour la société, car elles en font des criminels. Cela rappelle les enfants soldats dans les pays en guerre civile. On les embauche, on leur apprend à tuer, à couper des têtes, ils finissent par s'y habituer et ils deviennent fous. Pour les guérir, c'est compliqué - on l'a vu en Sierra Leone. Nous affrontons un phénomène de même nature, heureu­sement moins développé chez nous. ­Regardons-le en face.

"Dans toute période de crise, beaucoup hésitent à défendre les libertés car ils craignent d'être accusés de mollesse."
N'avez-vous pas l'impression d'être inaudible dans le contexte de surenchère sécuritaire qui a gagné la gauche ?

Dans toute période de crise, avec du sang et des larmes, beaucoup hésitent à défendre les libertés car ils craignent d'être accusés de mollesse. Les députés qui se sont opposés à la constitutionnalisation de l'état d'urgence et de la déchéance ont été critiqués, voire menacés pour certains d'entre eux. Mais, avec le temps, ce sont eux qui apparaîtront comme des démocrates conséquents. Ceux qui défendent le respect des libertés publi­ques et le rôle de la Justice, y compris dans des circonstances exceptionnelles, ont raison. A commencer par les Jeunes Socialistes, qui se sont expri­més à l'unanimité, eux.
L'opinion publique se mobilise peu, pour l'instant, sur ces questions...
Au XIXe siècle, mon grand-père et mon arrière-grand-père ont fait partie des premiers dreyfusards. Pendant quinze ans, ils ont été vilipendés, honnis. Mais ils avaient raison. Puis Zola a écrit J'accuse... !, et l'opinion s'est retournée. L'opinion change lentement. Parfois elle ne sait pas quoi penser ; parfois elle est intoxiquée. Les Français ont longtemps accepté les guerres coloniales, les photos des massacres de Madagascar dans leurs journaux, les villages brûlés en Algérie... Quand j'avais 20 ans, à l'Unef, nous étions considérés comme " l'anti-France ", parce que nous défendions la paix en Indochine, puis en Algérie. C'était sous le gouvernement du SFIO Guy Mollet.

Que pensez-vous de la gauche socialiste ?
Aucune des réformes législatives et constitutionnelles annoncées ne réalise les promesses de la campagne présidentielle. Le projet de loi constitutionnelle sur la démocratie sociale ? Enterré. La réforme du Conseil supérieur de la magistrature ? Au frigidaire. Tous ces projets déposés en 2013, con­sultables sur le site de l'Assemblée, confiés au rapport du président de la commission des lois, Jean-Jacques ­Urvoas, sont tombés dans l'oubli... parfois sans qu'un rapport soit rédigé ! Et le droit de vote des étrangers aux élections locales ? Et la justice des mineurs ? Une partie de la gauche est anesthésiée, une autre malade. Beaucoup de sections socialistes ont été ­désertées, mais les militants ne sont pas loin. Quand j'étais à Marennes, aux réunions des frondeurs, je peux vous dire que c'était très jeune et vivant ! ­Lisez les textes des Jeunes Socialistes. Pour écrire mon appel à une gauche bien vivante, j'ai repris, j'ai pillé leurs mots ! Leurs auteurs ont 20 ans. Alors, oui, je suis confiant. A terme.
Pierre Joxe

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