La politique de l'individu

Publié le 02 mars 2016 par Micheltabanou

Pour me soustraire à la lecture passionnante mais prenante, qui nécessite de prendre une pause devant l'horreur des réalités révélées, du livre de François Maspero: "L'honneur de Saint-Arnaud" je vais me lancer en guise de "recréation" ou plutôt de rupture dans l'ouvrage de Fabienne Brugère: "La politique de l'individu" qui traite d'un sujet qui attire mon attention depuis des années et qui surtout nécessite de porter un autre regard sur notre société avec une recherche sur l'épanouissement individuel sans se démarquer du bien-être collectif.

Nous vivons au quotidien dans une société ultra individualisée et atomisée où chacun sent l'incapacité du politique à prendre en compte nos besoins de réalisation ou de reconnaissance. Un individualisme segmenté entre celui des classes moyennes / supérieures et celui des classes populaires. Les unes peuvent assumer, cultiver leur originalité et ainsi revendiquer haut et fort leur individualisme alors que les autres ne pouvant s`appuyer sur un socle stable de ressources ne peuvent par précarité s'affirmer. Nous observons se développer en antagonisme deux types d'individualisme; l'un "positif" et l'autre "négatif". Il faut pouvoir aujourd'hui, c'est l'essence même de cet ouvrage, assurer l'avènement d'un individu démocratique avec un désir d'émancipation et d'épanouissement et attaché au développement du collectif en s'impliquant dans les affaires publiques en opposition à l'individu néo-libéral affranchi de toute obligation collective et replié sur son narcissisme.
Fabienne Brugère redéfinit ce que serait un État qui garantirait à la fois l'égalité et les libertés individuelles. " Une société où chacun serait reconnu et traité comme un individu, mais où tout le monde, aussi, serait protégé et pris en charge dans sa vulnérabilité potentielle. Il s'agit, en d'autres termes, d'inventer une société d'individus. " Dans son ouvrage elle développe la thèse d'une politique de l'individu soutenue par un État basé sur deux principes : " l'accompagnement " et " le soutien " qui " protège " et " rend capable de ". Cette thèse est celle qui affirme que soutenir les individus ne se limiterait pas à leur permettre de s'insérer dans le monde du travail, mais à " construire leur épanouissement ". Elle définit un État qui a pour rôle de construire une nouvelle modernité. Pour çela elle exprime la nécessité de suggérer d'autres supports à l'expression des individualités et cela en conformité avec une société où tous les statuts sont bousculés et se déconstruisent ", plaide l'auteure. Elle esquisse un programme néosocialisant, qui devrait peut-être inspirer le pouvoir actuel. Elle imagine des dispositifs politiques permettant d'émanciper les individus. Elle propose une nouvelle définition de l'individualisme, dépassant le narcissisme et le repli sur soi de la vision néolibérale, et imagine des outils politiques qui favoriseraient l'implication et la protection de l'individu moderne dans la collectivité.

Pour vous intéresser encore plus à cette passionnante mutation des individualités je vous propose de lire ci-après cet échange paru dans les Inrocks lors de la sortie en 2013 de cet ouvrage:
La notion d'individualisme reste souvent mal définie. Quelle définition en donnez-vous ?
Fabienne Brugère - Ce livre procède d'une analyse des diverses formes de l'individualisme : l'individualisme néolibéral fondé sur l'image de l'individu performant et riche ; l'individualisme moral qui pose le soi comme valeur indépendante des relations sociales ; un troisième qui consacre le culte de soi, le narcissisme, théorisé par Christopher Lasch ; et puis un quatrième, la société des modes de vie, avec pour slogan, "cultivons notre jardin" : on y privilégie des relations choisies (amis, collègues) sur le mode de l'élection. Cette société des modes de vie est particulièrement forte en France où l'on parle souvent d'un bonheur privé et d'un malheur public.
Pourquoi invitez-vous à dépasser ces quatre usages courants de l'individualisme ?
A partir de cet inventaire des diverses formes de l'individualisme, j'ai construit un autre usage de l'individu, qui passe par une politisation de la question de l'individu, à comprendre en même temps comme une politisation de la philosophie. Le titre doit beaucoup de ce point de vue à l'histoire magistrale de l'individu par Robert Castel, à travers ce qu'il a appelé d'abord "la première modernité" aux XVIIe et XVIIIe siècles : le moment où l'individu commence à se constituer politiquement à travers la question du droit à la propriété. Cette première modernité laisse pourtant de nombreux individus en dehors du filet des protections politiques : c'est alors que se joue la deuxième modernité qui attribue des droits sociaux, crée un système de protection de tous les citoyens. Mais cette deuxième modernité s'est aussi effilochée : beaucoup d'individus n'entrent plus dans les grilles définies par les droits sociaux de l'Etat-providence. Le chômage et la précarité de masse, mais également les transformations de la famille, font vaciller une identité de l'Etat-providence. Une troisième modernité est en train de s'inventer. Comment la transcrire politiquement ? L'individu a besoin de supports collectifs qui facilitent l'accomplissement de sa vie.

Etes-vous surprise par l'aveuglement de nombreux citoyens qui revendiquent leurs libertés et s'élèvent en même temps contre tout principe d'intervention collectif, comme l'éclaire le sempiternel débat sur la fiscalité ?
C'est un mauvais usage de la liberté, et en même temps un ras-le-bol face à une société bloquée. Beaucoup d'individus ne comprennent plus en quoi ils se rattachent à un collectif, en quoi ils sont reliés aux autres. Je défends une conception autre de l'individu. Tout d'abord, l'individu est un être relationnel et nous sommes de plus en plus dans une société de relations avec toutes les interdépendances qu'elle implique, bonnes et mauvaises. La question est : comment développer des relations satisfaisantes ? Je pense aux travaux de Pierre Rosanvallon et à son livre La Société des égaux ; je pense aussi à Patrick Chamoiseau et à Edouard Glissant, à leur définition de l'identité relationnelle. Quand on défend cette conception de l'individu relationnel, on pose une évolution dans la compréhension de la République française. Je défends un universel de la distinction.
Comment expliquer l'incapacité de la gauche à penser cette question de "l'égaliberté", théorisée par Etienne Balibar ?
Il y a bien dans la tradition intellectuelle de la gauche une histoire de la conciliation de la liberté et de l'égalité. La Révolution française, si elle a pensé les deux, a échoué sur quelques points : sur le droit de vote par exemple, la Constituante a exclu les femmes et les esclaves. Mais il y a une prise de conscience de cette question de la conciliation dans la pensée philosophique contemporaine ; je pense à Balibar mais aussi à la théorie des capabilités d'Amartya Sen et de Martha Nussbaum, qui est précisément une tentative de définir une liberté positive, qui soit pour tous, qui mette tout le monde à égalité dans les moyens à sa disposition. Il faut penser une liberté d'accomplissement dans les politiques publiques. On a assimilé ces dernières années la conception de l'individu à celle de l'individu néolibéral. Or, l'individu se réalise à partir de supports, à travers des politiques à différentes échelles qui le construisent. Ce que la gauche doit penser, c'est l'épanouissement de l'individu hors du marché, en même temps que l'individu dans le marché. Par exemple, l'ouverture des médiathèques et des bibliothèques le dimanche plutôt que celle des hypermarchés.
Certains pointent le risque d'un "paternalisme moral de l'Etat". Etes-vous sensible à cet argument ?
C'est une question importante ; la troisième modernité à laquelle je m'intéresse est associée à l'idée du soutien qui est une inflexion de la protection, plutôt un accompagnement et sans jugement moral. Mon idée est de penser un autre type d'Etat social que l'Etat paternaliste, qui est un risque de l'Etat-providence. Une nouvelle modernité, qui serait celle du soutien, ce sont des politiques d'accompagnement qui ne sont pas à visée verticale ; elles ne s'adressent pas à des catégories mais à des individus, pas à des histoires interchangeables qu'il faut faire entrer dans des cases mais à des vies à construire à travers un ensemble d'épreuves. Cela suppose de ne pas penser l'Etat tout seul, mais avec la société et un véritable pouvoir des différents acteurs du monde social. Ce qui veut dire concrètement que l'Etat doit être ouvert, que les citoyens, dans des cadres légaux beaucoup plus larges, doivent être écoutés. Le soutien, c'est faire travailler l'Etat avec la société, c'est continuer à donner du pouvoir à la société.
Comment percevez-vous la crispation du débat public en France ?
La France est partagée entre un pays ouvert et un pays fermé, partagée entre une politique de l'individu et de l'égaliberté et une politique de l'identité. On l'a bien mesuré à l'occasion du mariage pour tous. C'est vrai que le côté identitaire frappe plus parce qu'il a mis au point son arsenal idéologique ; il y a un risque à ce qu'il gagne encore plus de cerveaux car c'est lui qui arrive à frapper et à fabriquer un imaginaire. Le problème de l'autre côté, c'est qu'il est enfermé dans des politiques technocratiques qui ne savent pas ce qu'est l'imaginaire et qui ne parlent que de chiffres. Il manque actuellement des symboles, des récits. Ils sont à inventer au nom du progrès. La gauche devrait avoir en tête que la politique n'est pas seulement une affaire d'ingénieurs. C'est aussi une affaire d'artistes et d'orfèvres... La démocratie est une affaire de belles formes.
Pourtant, il existe aujourd'hui, dans le monde, un vrai foisonnement d'idées. Comment expliquer cet écart entre la production intellectuelle et l'impuissance politique ?
La production intellectuelle n'est pas atone en effet. Mais on souffre d'une absence de circulation d'un milieu à un autre. Chaque milieu est replié sur lui et produit ses propres normes et conduites ; en France, cela circule mal entre les sphères de vie, de travail. Du coup, on observe des identités de repli, pas du tout du côté d'une évolution des valeurs, d'une pluralité des voix, d'une compréhension de la République comme une démocratie.
Le livre: Fabienne Brugère, La Politique de l'individu (Seuil, La République des idées)