Ce petit livre est une occasion heureuse de retrouver Jacques Josse avec des poèmes en vers libres au rythme souple, et dans un format très proche de celui de Wigwam, la belle collection qu’il a dirigée durant des années. 16 pages 22x14, et 13 poèmes assez brefs, comme des moments dans l’existence de ce « célibataire » énigmatique. Les dates données à la fin de chaque poème (du 25.11.13 au 13.03.14) indiquent une chronologie d’écriture qui n’a peut-être rien à voir avec la vie réelle du personnage, sinon qu’il s’agit d’une période de deuil. Dans le premier poème, le « célibataire », paysan qui « sent l’herbe, l’humus » est au bar et boit un verre pour chaque port (« Odessa, Vladivostok, Valparaiso »…) « où traîne l’ombre de celui qu’il vient de porter en terre »(p.3).
On ne peut cependant pas parler de narration au sens habituel du mot : les poèmes donnent des lambeaux, des scènes, des éclats de vie que le lecteur recompose en une histoire sans pouvoir être sûr qu’elle est « vraie » tant les personnages ont des comportements étranges et paraissent hantés. Ainsi pour le célibataire qui, en pleine nuit, au bord d’un champ, s’arrête devant un calvaire pour « lécher les pieds de la statue, et plus tard, allongé sur la route / étreindre l’ombre du crucifié / lèvres collées sur le bitume » (p.6). Ou bien lorsque le personnage revient, « l’urne bleue sous le bras », après avoir « passé l’après-midi assis sur une souche, / A boire et à causer avec le frère » mort (p.9). Est-ce ce frère qui « a commandé / un cercueil en forme de barque / au menuisier du port » en précisant « qu’il espérait / coucher à bord / d’ici deux jours » (p.12) ? Sans parler de la « mère » qui « a dû / se battre une nuit entière / et ce fut sa dernière / avec le fantôme (du) père / caché sous son lit d’hôpital » (p.13).
On reconnaît les êtres que Josse affectionne : paysans, marins… abîmés par la vie, marqués par l’alcool et la proximité de la mort violente : accident (p.4), suicide (p.8), naufrages (p.10)… Le célibataire, par exemple, « hésite à se nouer une cravate / colorée autour du cou » (p.8) ; il parle à son « cheval mort / qui tire depuis toujours dans sa mémoire la même charrue aux socs usés »(p.7) ; il entend « rire ses morts (…) dans le ruisseau d’à côté »(p.5)… On ressent de la fraternité pour ces êtres comme explosés de l’intérieur ; ils ne sont pas fous mais terriblement seuls dans un monde où ils n’ont plus leur place sinon dans « le grand vide, l’enclos / aux mille feuilles de marbre »(p.13).
En ce sens, le « célibataire » entre bien dans la confrérie que Josse évoque au fil des livres, dans Hameau mort ou Ombres classées sans suite, par exemple. Cela finit par constituer une sorte de galerie de portraits d’hommes et de femmes presque invisibles malgré leur épaisseur d’humanité souffrante. Les gens de peu ont leur grandeur et leur tragique silencieux ; voilà ce que nous suggère Josse en évoquant ces êtres dont il retient et fait vivre par l’écriture la mémoire noire et blanche.
Antoine Emaz
Jacques Josse, Au célibataire, retour des champs, Ed. Le phare du Cousseix, 16 pages – 7 €