Même sans être un historien de la pensée chinoise, nous
avons tous en nous quelque chose de Tchouang Tcheou, dont Patrick Rambaud a
fait Le maître d'un roman paru l’an dernier, réédité aujourd’hui en poche.
Et peu importe qu’on écrive son nom comme le romancier ou, ainsi que préfèrent
d’autres, Tchouang-tseu ou Zhuangzi. Peu importe aussi s’il a, ou non,
réellement existé. Car il a eu, si ce qu’on a rapporté de lui est exact, une
fulgurante intuition que Rambaud cite dans son roman : « Etait-ce Tchouang Tcheou qui se
rêvait en papillon ou un papillon rêvant qu’il était Tchouang
Tcheou ? » Cette formulation poétique d’une prise de conscience
fusionnelle avec le monde appartient, de manière vague ou précise selon les
cas, à notre fonds culturel commun. De quoi inciter à se pencher de plus près
sur un personnage curieux.
Son époque, il y a vingt-cinq siècles, est furieuse :
les potentats locaux ne se contentent pas de régner sur les territoires et les
populations que le passé leur a légués dans une région entre le Fleuve Jaune et
la rivière Houaï. Ils en veulent toujours plus et se comportent comme des
bandits – bandits qui, par ailleurs, ne manquent pas et ont tendance à se
comporter à la manière des potentats locaux. Tchouang, fils d’un intendant du
prince, est mêlé tôt, malgré les signes néfastes qui planaient sur sa
naissance, aux intrigues de la cour. Et, ensuite, aux inévitables bouleversements
qui suivent les renversements du pouvoir. Sur la voie tracée par son père, il
peut devenir fonctionnaire et même espérer un poste de haute
responsabilité : il a une belle écriture…
Mais, petit à petit, il comprend que le pouvoir est aussi le
lieu de tous les dangers, dès lors que l’on professe des idées non compatibles
avec celles de la hiérarchie : « Mes
idées sont fausses, Monsieur le Suprême Directeur, parce que ce ne sont pas les
vôtres », répond-il un jour. Et il est troublé par la ferme opposition
du prince Shang aux valeurs morales quand celui-ci affirme : « Abêtissons l’humanité !
L’intelligence du peuple est si courte que ceux qui œuvrent pour son bien, il
les rejette. Crois-moi, ils n’obéissent qu’au dompteur, ces
brutes ! »
Le chemin de la sagesse diverge de ce langage épris de force
brutale. Pour l’emprunter, après avoir malgré lui accepté une mission
d’ambassadeur qui s’est mal terminée et dont il n’est sorti vivant que par
miracle, Tchouang construit, à son propre usage, une philosophie du détachement
qui prend forme lors de longues discussions avec un gnome rencontré dans les
pérégrinations imposées par sa fuite : « ils
s’accordèrent sur le danger des convictions, qui éloignent de la réalité, et,
en fin de compte, ne sont que des distractions. » L’oisiveté est, à
ses yeux, la seule manière de vivre sainement : « Il faut mener sa vie comme une barque vide qui dérive au gré des
courants. »
Ni dieu ni maître, en quelque sorte : Patrick Rambaud
conduit Tchouang au bord d’un vide salutaire, mais lui fait aussi connaître
l’inévitable paradoxe qui consiste à traîner derrière lui des disciples qui
l’appellent « maître », comme le titre du roman le laissait prévoir. Si
bien qu’il se met à rédiger un livre de sagesse universelle en sachant que
d’autres le continueront après sa mort sans le talent issu de son propre
parcours initiatique. Devant la perspective d’une postérité maladroite, il
conclut à son peu d’importance, tant qu’il reste une occasion de se soûler…
L’itinéraire intellectuel de ce sage, reconstitué par Rambaud, est
brumeux et limpide à la fois.